Le groupe Wagner, entre néopaganisme et christianisme de façade

June 28, 2023
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Plus de vingt-cinq mille hommes arborant des symboles néopaïens, marchant armés vers la « Troisième Rome ». La rébellion de la société militaire privée Wagner a fait couler beaucoup d’encre et suscité l’inquiétude du pouvoir russe, au point qu’un accord a dû être trouvé pour éviter un bain de sang. Alors que ses hommes n’étaient plus qu’à quelque 200 kilomètres de Moscou, le fondateur de Wagner, Evgueni Prigojine, a obtenu la survie de sa société vouée à être incorporée à l’armée régulière, au prix de l’exil vers la Biélorussie.

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Si – de façade – le pouvoir russe vante les mérites de la société chrétienne traditionnelle et orthodoxe, une partie des membres de Wagner se revendique, de son côté, adepte de la rodnovérie, une forme de néopaganisme slave structurée « autour de croyances dans les forces de la nature, dans l’art de la divination ou la sorcellerie », explique l’historien Antoine Nivière, professeur de civilisation russe à l’université de Lorraine. Cette appartenance religieuse est visible sur les corps des combattants, qui arborent des tatouages représentant un svastika ou un kolovrat (équivalent du svastika, dédié au dieu slave du feu et composée de huit rayons) ou des uniformes aux chevrons estampillés de symboles runiques.

« Religion d’un groupe ethnique »

Dans une partie de l’Europe – du côté notamment des mondes slaves et scandinaves –, la rodnovérie est arrimée à une idéologie d’extrême droite. « Le nationalisme ethnique est souvent associé au néopaganisme, en tant que religion d’un groupe ethnique, qui est en outre glorifié », souligne Denis Brilyov, chercheur à l’Institut d’études orientales de Kiev. Un courant politico-religieux prégnant dans les rangs des mercenaires depuis la création du groupe. « Le cofondateur de Wagner, Dmitri Outkine, est rodnovérien », ajoute le spécialiste ukrainien, auteur de l’étude « Des païens aux templiers : la vie religieuse au quotidien au sein de la "société militaire privée Wagner" » (1). Wagner est le nom de code de cet admirateur du compositeur et du IIIe Reich.

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En Russie, la rodnovérie dépasse les cercles des miliciens et des nationalistes. Elle se retrouve dans toutes les strates de la société, depuis les prisons où ont été massivement recrutés les mercenaires jusque dans les classes sociales plus aisées. Elle s’est développée à la suite de la chute de l’URSS, l’ère soviétique ayant été marquée par un profond vide spirituel. « C’est alors que, sur fond de nostalgie de la grandeur de l’URSS, les nationalistes russes sont devenus plus actifs et que l’intérêt pour l’histoire nationale, et l’histoire ancienne, s’est accru, ajoute Denis Brylyov. Le néo-paganisme s’est également appuyé sur l’intérêt massif pour l’ésotérisme qui a vu le jour en Russie dans les années 1990. »

« Christianisme de façade »

Ces dernières années, ces croyances se sont retrouvées dans le collimateur du Patriarcat de Moscou, soutien actif de la politique du Kremlin, qui perçoit derrière cette forme de « religion concurrente » un « ennemi naturel » menaçant son influence. « Le patriarche Kirill s’est lui-même exprimé à plusieurs reprises, de manière très négative, sur la propagation du néopaganisme au sein des forces de l’ordre et des forces spéciales en Russie », relève encore Denis Brilyov. Kirill avait ainsi fermement condamné dans une homélie prononcée en mai 2022 l’affirmation de « passions païennes » ayant « conquis la conscience et les sentiments » – en parvenant à éloigner des chrétiens de leur foi.

Or, dans la Russie de Poutine, il ne fait pas bon s’attirer l’ire des principaux responsables ecclésiaux. « Quiconque exerce aujourd’hui des responsabilités – politiques, militaires… – a tout intérêt à s’afficher au côté de l’Église ou d’œuvres caritatives », décrypte Antoine Nivière. Une sorte d’impératif « politico-religieux » qu’a sûrement cherché à honorer Evgueni Prigojine, ces dernières années, en mettant en avant un versant plus « chrétien » de Wagner comme « pour acheter une respectabilité à son groupe ». « Il a fait construire une réplique – plus petite – de Sainte-Sophie de Constantinople dans le village de Godenovo, dans la région de Iaroslavl, à 180 kilomètres de Moscou », rapporte l’historien. Qui y voit une manière « de donner son obole à l’institution », alors que le système poutinien repose sur une instrumentalisation d’une certaine idéologie orthodoxe nationaliste.

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C’est encore dans cette optique que le chef de guerre aurait par ailleurs invité des journalistes russes à venir visiter récemment le « Temple noir » de Wagner (surnommé en raison de la couleur gris foncé de la façade), selon Denis Brilyov. Érigée en 2018 près du camp d’entraînement de Molkino, aux confins sud-ouest de la Fédération de Russie, cette petite chapelle – baptisée Saint-Georges-le-Porteur-de-Victoire – est estampillée sur son fronton d’un verset de l’Évangile, « Béni soit celui qui vient au nom de l’Éternel » (Mt 21,9).

Si son univers artistique emprunte largement aux grandes références spirituelles de l’orthodoxie russe, le lieu accueille des combattants « de différentes religions, à la fois monothéistes, bouddhistes et païens », appuie dans son étude Denis Brylyov, en relevant une autre particularité notable : l’interdiction, pour les religieux d’y officier… et même d’y mettre les pieds. Comme une énième illustration du syncrétisme, et des nombreux antagonismes religieux, qui traversent aujourd’hui les rangs de la milice Wagner.

Source: La Croix