Guerre en Ukraine : le torchon brûle entre Volodymyr Zelensky et le maire Vitali Klitschko, dans une bataille politique pour Kiev
L'ancien boxeur dénonce une campagne d'intimidation à l'encontre de ses équipes municipales, afin de le discréditer. Volodymyr Zelensky n'a cessé de l'affronter depuis la présidentielle de 2019, dans une querelle de pouvoir autour de la capitale.
L'inimitié entre le président et le maire de Kiev n'était pas un grand secret. Elle éclate désormais au grand jour. Vitali Klitschko a dénoncé une "campagne déchaînée" menée à son encontre, dans une prise de parole solennelle, mercredi 21 juin. "Quelqu'un semble avoir hâte de reprendre le contrôle de la capitale", s'est-il indigné, estimant que la "population de Kiev [était devenue l']otage d'une lutte politique". L'ancien boxeur ne cite ni le nom de Volodymyr Zelensky, ni celui de son parti "Serviteur du peuple". Mais en Ukraine, tout le monde a compris, tant les querelles qui opposent les deux hommes sont anciennes.
Point d'orgue de cet affrontement, la récente affaire des abris antiaériens. La nuit du 1er juin, trois personnes, dont un mineur, meurent dans une frappe russe après avoir trouvé porte close à l'entrée d'un abri souterrain. Une polémique éclate, en écho à l'émotion du pays. "Cet épisode tragique a heurté la sensibilité de la société, et a tout de suite pris l'allure d'un scandale", commente auprès de franceinfo Tetyana Ogarkova, journaliste et responsable de la branche internationale de l'Ukraine Crisis Media Center. "Volodymyr Zelensky et Vitali Klitschko se sont rejeté la responsabilité, pour des raisons politiques."
Les deux élus se rendent coup pour coup
L'émotion nationale n'a pas empêché le chef de l'Etat de critiquer vertement e maire de Kiev. "Nous n'avons pas seulement des ennemis en Russie, nous en avons aussi à l'intérieur. Et il pourrait y avoir un KO", a commenté le président. Une allusion sans équivoque à l'ancien boxeur, tenu pour responsable du drame. L'édile, de son côté, a rappelé que les chefs de district, chargés justement d'ouvrir et entretenir les abris, étaient nommés par le président.
Des experts enquêteurs travaillent devant la polyclinique de Kiev (Ukraine), le 1er juin 2023, après une frappe russe menée pendant la nuit. (SERGEI SUPINSKY / AFP)
En novembre, déjà, une polémique avait envenimé les relations exécrables entre les deux hommes. "J'attends de la mairie de Kiev un travail de qualité", avait fustigé un président très agacé par les dysfonctionnements des "points d'invincibilité", ces havres permettant aux habitants de s'approvisionner en eau et en électricité. "Dans la situation actuelle, je ne souhaite pas me lancer dans des batailles politiques", avait éludé l'ancien boxeur. Ce n'est "pas le moment pour des joutes politiques", avait-il réitéré auprès de l'hebdomadaire allemand Der Spiegel, en décembre.
Vitali Klitschko est finalement sorti de sa réserve, mercredi, dans sa déclaration fracassante. La justice venait de placer le chef de la sécurité municipale en résidence surveillée dans le cadre de l'affaire des abris antiaériens. Le coup de trop pour le maire, qui s'est emporté contre "des perquisitions interminables qui paralysent le travail des services de la ville". "En temps de guerre, ils sèment le chaos dans la gestion de la capitale", s'est-il encore agacé.
Une vieille querelle sur l'administration locale
Mais cette querelle entre et le maire et le président est bien antérieure à la guerre. En 2010, l'ancien boxeur prend la tête de l'Alliance démocratique ukrainienne pour la réforme (Udar), une formation pro-européenne de centre-droit, avant d'être élu, en 2014, sur une liste du bloc Petro Porochenko, alors président. Par la suite, il tente progressivement de redémarrer son parti Udar, mis entre parenthèses durant les jeux de coalition.
Après l'élection de Volodymyr Zelensky, en 2019, l'équipe du président avait déjà tenté, en vain, d'imposer un représentant issu de ses rangs à la tête de l'administration d'Etat de la ville de Kiev (KMDA), aux côtés du maire. Mais la capitale a la particularité de confier ces deux fonctions à la même personne – une exception en Ukraine. Vitali Klitschko était alors parvenu à conserver les deux casquettes, après avoir mené bataille et obtenu le soutien d'une partie de la population.
Le maire de Kiev (Ukraine), Vitali Klitschko, dénonce la volonté présidentielle de l'évincer de la tête de l'administration civile, lors d'une conférence de presse organisée le 26 juillet 2019. (NURPHOTO / AFP)
Nouvel épisode en 2021, quand l'équipe du président a retiré au maire la possibilité de nommer les responsables des dix administrations de districts (RDA). Vitali Klitschko, cette fois, s'était incliné. C'est désormais le président qui est chargé des nominations, sur proposition du Conseil des ministres.
Au début de la guerre, enfin, des administrations régionales militaires ont été accolées aux administrations civiles, absorbant au passage leurs prérogatives. A Kiev, ce dénommé "KMVA" a été confié à l'officier Serhiy Popko, et les querelles ont été mises en sourdine. La capitale, alors, luttait pour sa survie, en proie à l'avancée russe. Après le retrait des forces d'invasion, mises en échec, la municipalité a réclamé la fin de l'administration militaire. C'est à partir de là que "le bureau du président a arrêté de parler avec Vitali Klitschko", confie à franceinfo Dmytro Bilotserkovets, chef du groupe Udar au conseil municipal. "Vous aurez même du mal à trouver une photo dans laquelle ils apparaissent tous les deux."
"Ils n'ont plus échangé le moindre mot depuis le mois d'avril 2022." Dmytro Bilotserkovets, chef du groupe Udar au conseil municipal de Kiev à franceinfo
"Il n'est pas question de sympathie ou d'antipathie personnelle entre le président Zelensky et le maire", évacue Lilia Pashinna, élue du groupe "Serviteur du peuple", minoritaire au conseil municipal. Mais "on assiste à un gâchis complet dans la gestion de la ville", déclare-t-elle à franceinfo, évoquant la question des abris, des inondations après les intempéries ou des "surfacturations" dans les travaux de voirie. "Quand une personne ne fait pas son travail, elle doit laisser la place à des candidats plus professionnels."
Depuis le scandale des abris antiaérien, l'entourage de Zelensky envisage en tout cas de retirer le KMDA à Vitali Klitschko. L'administration civile, certes, n'a plus aucun pouvoir à l'heure actuelle. Mais les équipes présidentielles "souhaitent en avoir le contrôle à la fin de la guerre, quand seront organisées les élections législatives et présidentielle", accuse Dmytro Bilotservokets. Ce dernier dénonce également la répétition des perquisitions dans les services municipaux – "plus de cinq cette semaine" – qu'il attribue à des décisions politiques. "Il est maintenant très compliqué de gérer la ville."
Centralisation du pouvoir pendant la guerre
La cote de confiance de Vitali Klitschko est passée de 58% en mars à 48% en mai, selon le centre Razoumkov. Bien loin de celle de Volodymyr Zelensky (85% et 83,5%). Plusieurs noms circulent aujourd'hui pour prendre la tête du KDMA, dont celui du populaire Vitali Kim, gouverneur régional de Mykolaïv. "Qui contrôle Kiev, contrôle l'Ukraine, dit-on parfois. Tout ceci marque peut-être le début de la campagne des scrutins en 2024. Mais cette rivalité politique pourrait présenter certains risques pour la capitale", analyse Tetyana Ogarkova.
Evincer Vitali Klitschko serait un faux pas, analysent plusieurs experts ukrainiens. "Politiquement et juridiquement, cela aurait de graves conséquences pour les autorités, commente le politologue Oleh Saakian, dans le quotidien Ekspres. L'histoire montre que Kiev ne tolère pas les nominations imposées. Sans compter le poids de Vitali Klitschko à l'international". Ces querelles, en tout cas, suscitent une certaine inquiétude dans le pays. "Ce conflit ne rend pas service à l'Etat", déclare à franceinfo Oleksiï Goncharenko, député du parti "Solidarité européenne".
"Nous devrions consacrer toutes nos forces à vaincre la Russie, et non à des luttes politiques intestines." Oleksiï Goncharenko, député "Solidarité européenne" à franceinfo
Vitali Klitschko, président de l'association des maires d'Ukraine, a déjà défendu à plusieurs reprises des élus locaux pris dans la tourmente judiciaire. "Une tendance alarmante, s'était-il inquiété, début mai, après les démêlés judiciaires du maire d'Odessa. C'est le troisième maire destitué par la justice et cela ressemble à une tentative de harceler les pouvoirs locaux." Avant lui, le maire de Poltava avait été condamné pour détournement de fonds, et celui de Tchernihiv démis de ses fonctions pour avoir utilisé sa voiture de fonction à des fins personnelles.
Après le grand mouvement de décentralisation initié en 2015, la tendance s'est désormais inversée, souligne la fondation Carnegie, dans le cadre d'une politique anticorruption menée par Volodymyr Zelensky. Mais "en se débarrassant de cadres peut-être imparfaits, mais élus, le gouvernement crée un dangereux précédent, renforçant les tendances autoritaires au sein d'un système politique déjà au point mort", souligne le chercheur Konstantin Skorkin. Ce conflit entre le pouvoir central et les autorités locales pourrait resurgir de plus belle après la guerre.
Source: franceinfo