"J’ai demandé à ChatGPT de rédiger un amendement" : comment l'intelligence artificielle s'invite à l'Assemblée nationale
Le robot conversationnel ouvre des perspectives nouvelles pour les parlementaires et leurs collaborateurs. Mais le recours à l'IA dans leurs travaux suscite aussi la méfiance.
Elisabeth Borne tient le micro depuis quinze minutes quand l'attaque fuse depuis les bancs de l'hémicycle, lundi 12 juin : "On dirait un discours ChatGPT !" À l'Assemblée nationale, le nom du robot conversationnel sert désormais à railler un discours jugé ennuyeux ou convenu. Ce que beaucoup de députés ne disent pas, c'est que cette intelligence artificielle générative s'installe bel et bien, petit à petit, dans le travail parlementaire.
Il y a bien eu un amendement rédigé par ChatGPT et déposé par un député en mars. Puis une question posée au gouvernement, générée par le "578e député de l'Assemblée", selon la formule du député socialiste Hervé Saulignac. Dans les deux cas, les élus ont assumé le recours à ChatGPT, une manière de demander à l'exécutif de s'emparer de la question. Mais l'écrasante majorité des élus avec qui franceinfo a échangé assurent ne pas se servir de cet outil déjà testé par au moins un Français sur cinq, d'après un sondage Odoxa paru en février.
"On est encore au stade de l'usage honteux"
"Je ne pense pas que beaucoup de collègues y aient recours, mais je n'exclus pas que de plus en plus d'assistants parlementaires l'utilisent", sourit la députée Renaissance Constance Le Grip. "C'est comme le porno : personne ne vous dira qu'il en regarde ! On est encore au stade de l'usage honteux", s'esclaffe Hervé Saulignac.
"Une majorité de politiques considèrent que ChatGPT, c'est comme du dopage : si on a recours à une intelligence artificielle, on fait la démonstration qu'on n'est pas intelligent. Donc on se cache d'avoir recours à cette prothèse, car c'est un peu honteux de dire qu'on a fait faire le travail par un robot." Hervé Saulignac, député PS de l'Ardèche à france info
Ceux qui l'assument avancent en général une bonne raison. Un clin d'œil, comme Valérie Pécresse, qui prononçait le 20 avril quelques mots devant un parterre de chercheurs en intelligence artificielle à la Sorbonne, avant de révéler que l'auteur de son texte s'appelait ChatGPT. Ou un plan B, quand le maire de Chartres, Jean-Pierre Georges, montrant son bras en écharpe, rend hommage aux résistants de la Seconde Guerre mondiale avec les mots choisis par la machine, le 8 mai. "Oui, j'ai écrit ces quelques mots en invitant ChatGPT à rendre hommage à ce qu'elle ne pourra jamais être, et à courber la tête devant ceux qu'elle ne pourra jamais ni imiter ni égaler", déclare-t-il. Un discours de quelques minutes, jugé tour à tour "affligeant" ou "impressionnant" par les internautes.
Pour l'heure, les députés n'envisagent pas une seconde de déléguer leur communication au robot conversationnel. Trop risqué à l'heure où la parole des élus est scrutée dans ses moindres détails et où les polémiques naissent en quelques clics. D'autant que les qualités rédactionnelles de ChatGPT peinent à convaincre. "C'est plat, lourdaud", selon Emmanuelle Ménard, députée non-inscrite proche de l'extrême droite, qui a rédigé l'une de ses interventions dans l'hémicycle avec cet outil le 6 mars, pour "alerter sur la révolution en cours".
Une plume "trop consensuelle et trop lisse"
"En communication politique, il faut de l'incarnation", renchérit le député MoDem Erwan Balanant. Hervé Saulignac a en revanche fait appel à l'IA avant un passage à la télévision. "J'ai demandé à ChatGPT de me faire un point sur les démêlés judiciaires de mon intervieweur, pour pouvoir répliquer si jamais il m'attaquait", glisse-t-il.
"Je ne demande pas à l'IA d'écrire mes discours, car ce n'est pas encore au point. Sa manière d'écrire est consensuelle, un peu mécanique et trop lisse. Mais ça aide à élaborer le plan d'une allocution, et ça peut même apporter des idées", assure Aurélien Lopez-Liguori, député Rassemblement national, l'un des rares à utiliser ChatGPT régulièrement (dans sa version 4, plus sophistiquée, et payante). A l'entendre, le champ d'application est très vaste pour un parlementaire (gérer son courrier, préparer des textes de lois). "Ça fait gagner du temps et ça fait faire des économies. Ce n'est pas négligeable quand on a une enveloppe de 10 581 euros par mois pour payer ses collaborateurs", explique l'élu RN, qui utilise une autre IA pour générer des visuels libres de droit pour sa communication.
En matière d'images, le parti d'Eric Zemmour est allé encore plus loin. Dans un clip diffusé le 13 juin, on voit un Emmanuel Macron semblant sorti d'un jeu vidéo, menaçant puis souriant sous une pluie de billets, accusé de "gaspiller vos impôts". Chaque plan de cette vidéo d'une minute trente est le fruit de l'intelligence artificielle MidJourney, sur un scénario élaboré par Reconquête, mais très inspiré par un clip anti-Joe Biden des républicains américains. Le recours à l'IA est assumé et Reconquête se félicite du résultat. "On a été les premiers en France à le faire et donc on crée l'actualité", estime le responsable numérique du parti d'extrême droite, Samuel Laurent, qui entend poursuivre l'expérience : "On aurait tort de s'en priver, car ça nous fait gagner du temps et économiser de l'argent."
Le meilleur ami des "collab' à la bourre"
C'est surtout dans les coulisses de l'Assemblée que l'IA prend ses quartiers. Au quotidien, les 577 députés sont épaulés par deux à quatre salariés, à Paris et en circonscription. Chargés de répondre au courrier, organiser l'agenda, rédiger des notes, préparer textes de lois et interventions publiques, ces assistants parlementaires, souvent jeunes, n'ont pas tous attendu l'autorisation de leurs patrons pour adopter eux-mêmes un assistant virtuel. "Je crois que des collab' à la bourre l'utilisent quand ils doivent rédiger à la dernière minute une intervention de leur député en discussion générale", s'amuse le centriste Erwan Balanant.
D'autres le font avec l'accord de leur député. "On l'utilise pour travailler des notes techniques ou politiques, ça aide à structurer la pensée, même s'il faut toujours retravailler, notamment la rédaction", raconte Théo, collaborateur d'Hervé Saulignac.
"On a même demandé à ChatGPT des idées pour faire une vidéo un peu décalée pour les vœux de la nouvelle année 2024. Il y a des perspectives de gains de productivité assez phénoménales, pour rédiger des billets de blog, des newsletters… Ça suppose toutefois qu'on soit bien habitué à l'outil et qu'on contrôle toujours ce que produit l'IA". Théo, collaborateur parlementaire à l'Assemblée nationale à franceinfo
Les politiques se méfient quand même des "hallucinations", ces erreurs que l'IA est capable d'asséner comme des vérités. "Il y a deux écueils : le faux et le sans saveur", résume la députée Renaissance Céline Calvez, qui a sensibilisé ses assistants. La question des données confidentielles est aussi sur la table. Quand Hervé Saulignac a demandé au déontologue de l'Assemblée son avis sur la possibilité d'inclure un abonnement à ChatGPT (une vingtaine d'euros par mois) dans les frais de mandat parlementaire, celui-ci l'a d'ailleurs incité "à faire preuve de prudence dans l'utilisation de ce logiciel".
L'IA, future fabrique de la loi ?
C'est en matière de fabrique de la loi que ChatGPT ouvre les perspectives les plus "vertigineuses", selon Jean-Félix Acquaviva. Le député Liot de Haute-Corse a déposé en mars "le premier amendement parlementaire généré par une intelligence artificielle", sur la vidéosurveillance pour assurer la sécurité lors des Jeux olympiques de Paris en 2024.
"ChatGPT m'a fourni en quelques secondes un texte largement potable, quasiment du même niveau que ce que mes collaborateurs auraient pu faire. C'était assez bluffant et glaçant. Ça donne le tournis, et ça m'a beaucoup questionné." Jean-Félix Acquaviva, député Liot de Haute-Corse à franceinfo
Il n'est pas le seul à avoir remarqué les talents légistiques du robot. "Si j'étais assistant parlementaire, je serais très inquiet. Tout le travail sur la rédaction d'amendements et de propositions de lois, la préparation de fiches juridiques, peut être remplacé par l'IA", prédit le député MoDem Philippe Latombe. "Vous imaginez l'inflation législative que cela permettrait ? Les députés pourraient déposer d'innombrables amendements en un temps record, sans craindre qu'ils soient retoqués pour irrecevabilité, car l'IA aurait intégré ce critère."
En février, lorsque le groupe La France insoumise a déposé 13 000 amendements pour ralentir l'examen parlementaire de la réforme des retraites, certains députés les ont "fortement" soupçonnés d'avoir eu recours à un robot. Aucune IA derrière cette prouesse, mais beaucoup d'heures de travail et la mobilisation de tous les collaborateurs des députés, rétorque-t-on, en riant, du côté de LFI. Pour montrer patte blanche, le groupe rappelle aussi ses 19 000 amendements rédigés en février 2020. La démocratisation de ChatGPT ouvre désormais des perspectives d'obstruction parlementaire démesurées.
Source: franceinfo