Indiana Jones 5 : comment le film a rajeuni Harrison Ford... et pourquoi ça pose problème
Indiana Jones 5 a fait appel au de-aging et aux IA pour rajeunir Harrison Ford. Mais derrière la prouesse technologique, n'y a-t-il pas un problème éthique ?
C’est l’un des arguments marketing principaux d’Indiana Jones et le Cadran de la Destinée : son introduction, où un Indiana Jones d'environ 40 ans combat des nazis à la fin de la guerre. Alors que le film se présente en baroud d’honneur de l’aventurier et de son interprète Harrison Ford (qui a désormais 80 ans), la mélancolie de James Mangold permet au personnage de revisiter une ultime fois le bon vieux temps. Notre critique enthousiaste a d’ailleurs trouvé cette vision intéressante, malgré l’aspect perfectible d’une prouesse uniquement possible via des outils numériques encore nouveaux.
Derrière la performance, des questions éthiques méritent d’être soulevées quant à cette facette récente de l’industrie. Bien que Lucasfilm et la société d’effets spéciaux ILM ne tiennent pas à révéler dans le détail le secret de leur potion magique, on sait comment Harrison Ford a pu être rajeuni dans Le Cadran de la destinée. Explications.
Les aventuriers de l'âge perdu
IA, De-aging, deepfake... on fait le point
Depuis les années 2000 et les travaux pionniers de Digital Domain et Lola VFX, la technique du de-aging se démocratise à Hollywood. Le principe ? Rajeunir ou vieillir numériquement un acteur ou une actrice, le plus souvent grâce aux repères permis par les capteurs utilisés en performance capture. De Benjamin Button à The Irishman en passant par Captain Marvel, beaucoup de films ont essuyé les plâtres avec plus ou moins de succès.
Néanmoins, le de-aging a connu une progression fulgurante ses dernières années, et c’est grâce à (ou à cause de ?) l’intelligence artificielle. Désormais, il est possible pour une IA de reproduire numériquement le visage d’un comédien à un certain âge, pour peu qu’elle soit abreuvée d’une banque de données riche. Il s’agit alors de créer une synthèse adaptée à diverses expressions faciales, et surtout à divers éclairages.
Ouvrir la boîte de Pandore du de-aging
En bref, le de-aging se réapproprie le processus du deepfake, cette technique qui fait les beaux jours d’Internet et des réseaux sociaux depuis quelque temps. Par du deep-learning ("l'apprentissage profond" en français), l’IA assimile une certaine quantité de données, et permet à un visage connu de se calquer sur la performance de n’importe qui. Il est ainsi possible de faire manger une sucette à Tom Cruise sur Tiktok, ou de faire chanter Arnold Schwarzenegger sur la scène de X-Factor.
À partir de ce procédé, ILM a poussé la technologie dans ses retranchements, et a ouvert une nouvelle fenêtre des possibles lors du final de la saison 2 de The Mandalorian. L’arrivée de Luke Skywalker comme à l’époque du Retour du Jedi a été rendue possible grâce à un deepfake plaqué sur le corps d’un jeune comédien. Mark Hamill a néanmoins réalisé de la performance capture pour la scène, et l’IA a simplifié cette transition en ingurgitant quantités de plans de sa tête, de sorte à créer numériquement le visage rajeuni de l’acteur.
Le Retour de l'uncanny valley
Indiana Jones et la fontaine de Jouvence numérique
Sur Indiana Jones et le Cadran de la destinée, le parti-pris est sensiblement le même. À partir des archives de Lucasfilm (notamment des scènes coupées), Harrison Ford a pu retrouver ses 40 ans, et son visage a été là encore mis sur le corps de quelqu’un d’autre. Ford a assuré des sessions de performance capture pour donner vie à l’ensemble, et même si l’uncanny valley n’est jamais bien loin, James Mangold a l’intelligence de présenter cette séquence de nuit, avec moult effets de contraste et de contre-jour pour ne pas révéler en pleine lumière l’artifice.
Si d’aucuns se sont demandé pourquoi le film n’a pas opté pour un jeune acteur (comme à l’époque d’Indiana Jones et la dernière croisade), d’autres s’inquiètent de l’évolution très rapide de l’intelligence artificielle, et de son utilisation accrue par Hollywood. Lors de la conférence de presse d’Indiana Jones 5 au Festival de Cannes, Harrison Ford a pourtant tenu à défendre cette méthodologie :
Seconde jeunesse
“Je sais que c’est mon visage. Ce n’est pas de la magie à la Photoshop. Je ressemblais vraiment à ça il y a 35 ans, parce que Lucasfilm a chaque photogramme de film qu’on a fait ensemble depuis toutes ces années. Ce processus, ce minage scientifique d’une bibliothèque de données, a été bien utilisé. Ce n’est qu’un gadget si ce n’est pas soutenu par l’histoire, et ça fait tache si ce n’est pas honnête, ou vrai... je veux dire émotionnellement vrai. Je pense que ça a été utilisé avec beaucoup de maîtrise.”
Pour sûr, le point de vue d’Harrison Ford est pertinent dans ce cas précis, d’autant que son consentement et sa motivation ont servi la démarche créative de la séquence. Cependant, à l’instar de l’IA, l’usage du de-aging et du deepfake évolue à une telle vitesse qu’il semble déjà hors de contrôle.
Vieille branche pour vieux fouet
À corps perdu
Alors que les expérimentations se font de plus en plus régulières, il manque à l’heure actuelle une réglementation affirmée sur l’emploi de l’image d’un acteur. Le concept avait déjà fait jaser à l’époque de Rogue One, où Peter Cushing revenait numériquement d’entre les morts dans la peau du Grand Moff Tarkin. Le comédien a toujours dit qu’il avait adoré le rôle, et qu’il aurait aimé l’incarner de nouveau, mais il n’empêche que son absence de consentement est une réelle problématique.
Pareil pour Will Smith, qui s’est vanté durant la promotion de Gemini Man du fait que Paramount possède dans ses serveurs une version numérique de son corps. Il s’agit donc techniquement d’une propriété du studio, et donc d’une réification terminale de l’individu, qui peut être maintenu dans une stase temporelle. Sans renouvellement des contrats et des clauses concernant l’exploitation ultérieure des données d’un acteur, Hollywood pourrait tout se permettre. La nécromancie assez puante de la démarche se fait déjà ressentir dans certaines productions récentes, à l’instar de The Flash.
"Comment ça, je suis possédé par une grande corporation capitaliste ?"
Quoi qu’on pense de la réussite artistique de son prologue, l’innocence avec laquelle Indiana Jones 5 joue aux petits chimistes cinématographiques pose problème. La prouesse du de-aging et du deepfake peut avoir sa place au cinéma, mais il faut pouvoir la contenir juridiquement, soit exactement ce qui n’a pas été fait avec l’IA au moment de son explosion.
D’après Chris Ume, le fondateur de la société Metaphysic.ai (spécialisée dans le deepfake), et le créateur de @deeptomcruise (le compte Tiktok le plus fameux de détournements de Tom Cruise), les célébrités vont devoir prochainement songer à organiser des enregistrements de données, afin de pouvoir alimenter les IA d’images de leur visage à un âge précis. L’idée fait un peu froid dans le dos, et peut faire imaginer les pires dérives, notamment du côté de la publicité. Le corps de n’importe qui pourrait servir à vendre n’importe quoi. Qui sait, la version numérique d’Harrison Ford fera peut-être la promotion soudaine de fouets... mais pas pour les besoins de ses aventures.
Source: EcranLarge