Guerre en Ukraine : à Kharkiv, une " dérussification " à marche forcée
Le bronze semble bien mélancolique, le regard porté vers un navire lointain. L’humeur du poète romantique russe Alexandre Pouchkine est appropriée : son moulage vit ses derniers jours accroché aux murs de la station de métro Pouchkinska, dont le nom sera bientôt changé. En ce qui concerne l’avenue de Moscou, elle a d’ores et déjà été renommée l’avenue des Héros-de-Kharkiv.
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Dans cette métropole traditionnellement russophone d’un million et demi d’habitants, on compte plus de 500 rues et infrastructures urbaines baptisées en lien avec l’héritage russe. « Les habitants continuent donc de vivre dans le même espace mental que les Russes, ce qui est aujourd’hui inacceptable », tranche Maria Takhtaulova, historienne chargée de la toponymie au sein de l’Institut de la mémoire nationale. La station de métro et la rue Pouchkine, ainsi que le parc Gorki, figurent bien haut sur une liste de changements « qui seront décidés par des comités de quartier », précise l’historienne.
« Nous ne devons pas avoir de remords »
Ce processus n’allait pourtant pas de soi à Kharkiv. Située à une trentaine de kilomètres de la frontière, la deuxième ville d’Ukraine entretenait des liens culturels, historiques et économiques étroits avec la Russie. « Les Kharkiviens s’étaient clairement détachés de la Russie politique, tout en restant très russophiles, commente Natalya Zoubar, une militante locale des droits humains. Mais l’invasion du 24 février 2022 a tout accéléré. »
Sur la place de la Poésie, le buste de Pouchkine a été escamoté dès novembre 2022. « Avec lui au moins, c’est clair : Pouchkine est utilisé comme un marqueur spatial du “monde russe”, poursuit Maria Takhtaulova. Moscou en a fait le symbole de son influence, et il faut donc dissocier l’œuvre du poète de l’usage très politique de ses statues. » Et de rappeler la statue du poète érigée en 2019 à Damas, une ville sans aucun lien avec Alexandre Pouchkine, après le succès de l’intervention militaire en soutien à Bachar Al Assad.
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En Ukraine, une étude du site d’information texty.org réalisée en 2018 comptabilisait 594 artères urbaines dédiées à Pouchkine à travers le pays, soit plus que les 587 nommées d’après Lessia Oukraïnka, poétesse féministe d’avant-garde de la fin du XIXe siècle. Mais depuis le début de l’invasion en février 2022, plus d’une quarantaine de monuments à Pouchkine ont été démantelés à travers le pays. « Il n’a eu que des propos insultants à l’encontre de Kharkiv, donc nous ne devons pas avoir de remords », ironise Natalya Zoubar.
Progression de la langue ukrainienne
Ce processus est encadré par une loi sur la « décolonisation » promulguée par Volodymyr Zelensky en mars. Mais comme pour l’héritage soviétique quelques années auparavant, le devenir de l’héritage russe suscite débats et interrogations. Que faire par exemple des figures moins manichéennes que Pouchkine ? Le sort des rues nommées en l’honneur d’Andreï Sakharov ou du scientifique Dmitri Mendeleïev, des personnalités russes déconnectées de toute idée impériale, sera tranché par des comités spéciaux.
La statue d’un Cosaque zaporogue ukrainien et d’un strelets (« tireur ») de Moscou marchant gaiement main dans la main fait grincer des dents. « Elle devrait être préservée à tout prix en vertu de sa valeur artistique, insiste pourtant l’architecte Maksym Rosenfeld, on ne peut pas tout jeter au caniveau. »
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« De toutes les manières, la dérussification s’est déjà opérée, dans la tête des gens », estime Natalya Zoubar, assise à l’un des cafés du centre commercial Nikolsky. Détruites par un bombardement au printemps 2022 mais restaurées depuis, ses allées résonnent à nouveau au son des conversations enjouées des badauds. La langue ukrainienne est sensiblement plus audible que quelques années auparavant. L’annonce d’une alerte aérienne, la cinquième de la journée, ne provoque qu’un léger agacement. « Les habitants appréciaient cette proximité culturelle avec la Russie, mais les Moscovites ne leur ont apporté que des destructions et la mort, poursuit la militante. Alors nous voulons tourner la page. »
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Frappes aériennes en Ukraine
Au moins neuf personnes, dont trois mineures, sont mortes et 56 ont été blessées dans une frappe russe mardi 27 juin contre un restaurant populaire de Kramatorsk, grande ville de l’est de l’Ukraine encore contrôlée par Kiev.
Important nœud ferroviaire abritant des sites militaires, Kramatorsk est régulièrement visée par des bombardements russes. Le plus meurtrier, en avril 2022, avait fait 61 morts.
La campagne russe de frappes aériennes contre des cibles civiles et militaires a touché de nombreuses villes ukrainiennes au cours des dernières semaines. Samedi 24 juin, trois personnes ont été tuées à Kiev lors d’une frappe sur un immeuble d’habitation.
Source: La Croix