Violences urbaines : dans la tête des émeutiers
Il est 16 h 30, lundi 3 juillet, lorsque Yanis entre dans la salle 4 du tribunal de Nanterre (Hauts-de-Seine), dédiée ce jour-là aux comparutions immédiates. Jogging noir, les cheveux mi-longs, il se tient droit derrière la vitre du box des accusés. Dans la salle comble, ses parents sont assis au premier rang. La présidente énumère : le 1er juillet, Yanis, 20 ans, est interpellé par deux policiers à Montrouge après qu’ils l’ont entendu crier à deux reprises : « Justice pour Nahel, on va tous vous tuer. » En garde à vue, ils découvrent dans son téléphone plusieurs appels à la violence, notamment contre les forces de l’ordre, ainsi qu’une vidéo le montrant en possession d’un bidon d’essence, et une publication dans laquelle il cherche à se procurer des mortiers d’artifice.
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« Ce ne sont que des mots, se défend le chauffeur livreur. Il n’y a rien de cohérent, je dis tout et n’importe quoi, tout ce qui me passe par la tête. » Puis, il finit par admettre à demi-voix avoir voulu « chauffer les gens. J’ai dit tout ça sous l’excitation et la colère. J’étais sur les nerfs à cause de tout ce qu’il se passe ». Il est condamné à huit mois de prison, dont quatre ferme.
« On m’a donné des mortiers, j’en ai lancé quelques-uns »
Le même jour, à Colombes (Hauts-de-Seine) comme dans beaucoup d’autres communes françaises, un rassemblement a lieu à la mi-journée devant l’hôtel de ville, en soutien aux élus en première ligne face aux émeutes. À l’écart, sur un banc public, cinq jeunes devisent sur les récents événements. Ces collégiens qui viennent de passer le brevet nient avoir participé aux émeutes. Tous sauf un. Abdel (1), 15 ans, un maillot de la sélection italienne sur les épaules, cheveux bruns gominés, avoue avoir rejoint ses copains dans le quartier prioritaire des Fossés-Jean à Colombes « pour honorer la mémoire de Nahel ». Comment ? « On m’a donné des mortiers, j’en ai lancé quelques-uns. Mais en l’air, comme pour un feu d’artifice. » Les grands eux visaient les policiers mais « pas pour les blesser, juste pour leur faire comprendre que ce n’est pas normal ce qu’ils ont fait ».
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Le jeune garçon d’origine algéro-tunisienne affiche un large sourire en se remémorant cette nuit-là : « On était heureux, heureux d’avoir fait ça pour Nahel et tous les autres qui sont tombés. » Et de poursuivre : « Maintenant c’est différent. C’est juste des opportunistes qui vont “péter” (voler, NDLR) des PS5. Ils salissent la mémoire de Nahel plus qu’autre chose. » À ses parents, il n’a pas touché mot de ses agissements. « Je leur ai dit que j’allais rejoindre des copains. » Cet été, il partira en vacances au Maroc, puis en Espagne, « loin de tout ça ».
Des chiffres glaçants
À la légèreté des propos, répondent des chiffres, glaçants : plus de 700 policiers et gendarmes blessés, 10 000 feux de poubelles, 1 000 bâtiments brûlés et 250 commissariats et gendarmeries attaqués, selon le ministère de l’intérieur. Aussi, alors qu’un calme relatif semble être revenu dans les banlieues après cinq nuits d’émeutes, l’incompréhension domine. Qui sont ces jeunes : des herbes folles ou de vrais rebelles ?
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Une circulaire devait être prise mardi 4 juillet, sur le traitement judiciaire des infractions commises par les mineurs. Les magistrats qui ont eu affaire à ces jeunes soulignent tous leur extrême jeunesse et leur immaturité. « Il s’agit surtout de primo-délinquants, commence Cécile Mamelin, à l’Union syndicale des magistrats (USM). Leurs actes ne sont ni réfléchis, ni contextualisés. Ils ont vu d’autres jeunes mettre le feu et se sont dit “j’y vais aussi”. Il y a un vrai phénomène d’entraînement et de dynamique de groupe renforcé par les réseaux sociaux. C’est une situation qui sort de l’ordinaire. Ces jeunes ne ressemblent pas à ceux qui comparaissent habituellement. »
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Certains d’entre eux vont arriver dans les jours qui viennent dans les services de la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ), où l’on s’attend à avoir affaire, avant tout, à des adolescents, c’est-à-dire « un âge où l’on agit sans réfléchir, où l’on recherche l’adrénaline et la prise de risque et où l’on existe surtout à travers son groupe de copains », décrit une psychologue de ce service spécialisé. Au risque d’une complète perte du sens des responsabilités.
« C’est de la violence purement gratuite »
« Je ne comprends pas, lâche Abdoulaye Badiane, éducateur de rue à l’association Don Bosco, à Brest (Finistère). Les jeunes sont masqués mais on voit qu’ils ont 13, 14, 15 ans, pas plus. Ils s’attaquent à des structures qui leur servent comme le centre social, la crèche, les bus… C’est de la violence purement gratuite. Ils sont aussi organisés en guérilla. Dans le quartier de Kerourien, par exemple, ils ont brûlé une voiture en pleine rue pour empêcher la police et les pompiers de passer. »
François Souret, directeur adjoint de l’Addap13 qui coordonne les éducateurs de rue de Marseille a, lui, vu la ville s’embraser le 30 juin. Ce soir-là, il a tenté de rappeler ses « minots » à la raison, alors qu’ils étaient descendus sur le Vieux-Port, par grappes très mobiles de 10 à 15 personnes, semant la panique, entre les groupes de touristes attablés. Peine perdue. « Pour beaucoup, ils sont entrés dans un jeu stupide de savoir qui fera la plus grosse connerie, se lançant des challenges en ligne entre Paris et Marseille, par exemple, ou d’un quartier à l’autre. » Sans jamais donner l’impression de mesurer la gravité de leurs gestes.
Cette jeunesse influencée par les dealers a aussi repris leurs codes sans discernement, dont l’usage de feux d’artifice. « C’est ainsi que s’échangent les informations. Par exemple, quand un réseau vend pour 10 000 € de drogue, il lance une fusée, pour 20 000 € c’est deux fusées, etc. », décrypte François Souret. La grande sœur d’un émeutier a raconté à la PJJ que son frère, un peu de la même façon, s’est fait de l’argent en mettant en ligne les images les plus spectaculaires.
Aucun frein moral
Appât du gain ? Recherche de la célébrité ? Aucun frein moral ne semble avoir été en mesure de les retenir. « Ils ont juste moins peur de l’autorité, même de l’autorité parentale », se désole Abdoulaye Badiane, à Brest.
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« Ils cherchent surtout à exister à tout prix, même en mal, si c’est le seul moyen », décrypte de son côté la psychologue de la PJJ. « C’est tout à fait possible que certains de mes élèves pensent comme ça », souffle de son côté Marguerite Graff, professeure d’histoire-géographie au lycée Auguste-Renoir d’Asnières (Hauts-de-Seine), où les nuits ont aussi été agitées. Passée par le collège André-Malraux classé en REP+, coautrice de l’ouvrage Territoires vivants de la République (2), elle compte, à la rentrée, aborder les événements dans son cours d’éducation morale et civique. Dans l’espoir de provoquer un sursaut.
Il est possible d’espérer certains changements
Car malgré ce tableau très noir, il est possible d’espérer certains changements, à cet âge où rien n’est encore figé. Elle raconte : « Une de mes collègues qui avait invité le dessinateur Charb avant l’attentat de Charlie Hebdo pour évoquer les caricatures, s’était heurtée à de fortes réticences de ses élèves. Les mêmes, après les attentats, lui avaient témoigné leur soutien. »
Aussi, le parcours des émeutiers d’aujourd’hui, aussi violent et dévastateur soit-il, pourrait changer au fil du temps pour peu qu’on les y aide, confirme la psychologue de la PJJ, « en construisant un récit autour d’eux ». Elle remarque à quel point ces jeunes grandissent sans rien savoir de leur histoire, alors que les parents cachent souvent leur récit de migration. « Ils héritent de non-dits sur lesquels ils ont du mal à se construire, voient leurs parents cantonnés à des métiers peu valorisés dont ils se disent qu’ils les attendent aussi. » À l’inverse, ils voudraient que la société leur dise : « On est heureux que vous soyez là ». Une perspective qui, pourtant – et c’est tout le paradoxe – risque de s’être encore éloignée au lendemain de plusieurs nuits d’émeutes.
Source: La Croix