L’épisode Prigojine : un point de non-retour
Selon l’universitaire ukrainien et cofondateur de la plateforme civique The New Country (Nova Kraïna), la rébellion avortée de Wagner en Russie montre qu’il ne peut y avoir de statu quo en Russie. L’Occident craint plus que tout l’effondrement de la Russie, mais il ferait bien, écrit l’auteur, de se préparer à un scénario où des entités régionales de la Fédération de Russie s’empareront d’une autonomie nouvelle, redessinant ce vaste espace.
La première question que l’on se pose face aux événements récents en Russie est : de quoi s’agit-il exactement ? D’une véritable mutinerie ou d’une représentation théâtrale, d’une tragédie ou d’une farce ? Nous ne connaissons pas la réponse et nous ne la connaîtrons pas de sitôt, car il y a trop d’inconnues et trop d’acteurs cachés en coulisse. De toute évidence, il ne s’agit pas seulement dune lutte pour le pouvoir en Russie, mais aussi d’une lutte pour des possessions de facto coloniales en Afrique, où Wagner exerce une grande influence sur l’exploitation minière, parallèlement à ses intérêts commerciaux criminels en Russie. La rébellion dans son ensemble était apparemment liée aux efforts de Poutine pour faire rentrer dans le rang l’armée privée (qui dispose de ses propres médias puissants, un détail non négligeable).
Mais le plus important n’est pas ce qui est caché, mais ce que tout le monde a pu voir. Et tout le monde (citoyens russes, élites et observateurs extérieurs) a vu la chose suivante :
1. Le leader du régime autoritaire s’est montré faible et confus. Un dirigeant autoritaire peut être cruel ou déraisonnable, mais il n’a pas le droit de paraître faible. Cela signifie simplement qu’il n’est plus le chef. Pendant un certain temps, les erreurs peuvent être cachées, expliquées comme faisant partie d’un jeu en plusieurs étapes, etc. Mais il arrive un moment où tout devient évident. Des caractéristiques similaires des systèmes de pouvoir archaïques sont bien décrites dans l’ouvrage classique de J. Frazer, The Golden Bough (Le Rameau d’or). L’action d’un dictateur est comme celle d’un démineur : la première grosse erreur est aussi la dernière. Il importe donc peu de savoir quelle part de cette histoire correspondait à une véritable tentative de rébellion, et quelle part relevait de la farce et du théâtre.
2. L’État russe a perdu le monopole de la violence. Dans un système où c’est la loi du plus fort qui prévaut, et non l’État de droit, la perte du monopole de la violence signifie la perte du monopole du pouvoir. Dans les événements récents, nous avons vu non pas deux mais trois centres de pouvoir. Le troisième, Ramzan Kadyrov, est resté dans les coulisses, mais a fait preuve d’indépendance. Il est important de rappeler ici que les acteurs non étatiques ont leurs propres bases protégées. Wagner a son réseau en Afrique, Kadyrov a le sien en Tchétchénie, où les lois russes ne s’appliquent pas de facto et où il est le seul dirigeant. Là où le monopole du pouvoir est perdu, il y aura bientôt d’autres centres. L’un des centres peut rester le principal, mais il n’est plus le seul. Or il ne doit en rester qu’un, car cela crée un équilibre instable, comme une boule au sommet d’une pyramide.
Une blague populaire ukrainienne est tout à fait appropriée ici : « En 2021, l’armée russe était la deuxième armée du monde, en 2022, elle était la deuxième armée d’Ukraine, en 2023, elle est la deuxième armée de Russie ».
3. Le système de pouvoir en Russie ne fonctionne pratiquement plus. Sur le chemin de Moscou, Wagner n’a rencontré ni les troupes régulières russes (on peut supposer qu’elles sont toutes sur le front ukrainien), ni celles du FSB, de la Rosgvardia (garde nationale et forces anti-émeutes) ou de la police, qui sont censées protéger le territoire intérieur de l’État. Poutine a lui-même déclaré une opération antiterroriste, mais n’a même pas réussi à en établir le quartier général. L’aviation russe a également frappé son propre territoire pour stopper l’avancée de Wagner. Pendant ce temps, la société militaire privée a carrément abattu un avion et six hélicoptères en chemin, et elle s’est emparée du QG de l’armée responsable de la guerre en Ukraine.
Cela signifie que la population et les élites russes ne sont plus en sécurité. Leur sécurité n’est plus l’affaire de l’État, mais la leur. Les grandes entreprises publiques ont créé il y a longtemps des services de sécurité d’entreprise qui sont presque des armées à part entière. Aujourd’hui, aucune grande entreprise privée, que ce soit les banques ou les chaînes de magasins, ne peut se passer d’une société militaire privée, car cela est nécessaire pour protéger ses biens contre les bandits. De même, les gouverneurs créeront leurs propres unités afin d’avoir au moins une certaine protection face aux sabotages réels des forces de l’ordre.
La guerre arrive directement à Moscou. Les Moscovites ont vu se mettre en place les préparatifs pour repousser un assaut sur la ville. Jusqu’à présent, Poutine a tout fait pour que la capitale ne voie la guerre qu’à la télévision. Ce ne sont pas les Moscovites, mais les habitants des zones rurales, des républiques ethniques et des régions reculées qui ont été enrôlés dans l’armée. Dans un contexte de déclin économique, les régions riches ont été davantage ponctionnées et les régions pauvres ont reçu moins d’argent. Cependant, le bien-être de Moscou ne devait pas en souffrir. Désormais, la ville clé, bastion du régime, voit la guerre approcher.
Benjamin Franklin a dit un jour : « Ceux qui renonceraient à une liberté essentielle pour acheter un peu de sécurité temporaire ne méritent ni liberté ni sécurité ». Cette phrase s’est vérifiée en Russie.
4. Cela signifie que le point de non-retour a été dépassé en termes de leadership, de monopole du pouvoir, d’effondrement du système de gouvernance et de violence (bien que la récente escapade n’ait pas été elle-même accompagnée d’une violence significative). Ce point de non-retour a été prédit et décrit depuis longtemps par les experts. Les parties prenantes ont peut-être remporté quelques petites victoires dans cette histoire, mais elles subissent aujourd’hui une grande perte.
5. Les élites russes ont reçu un signal clair, similaire à celui du 19 août 1991. Désormais, plus rien n’est garanti : la sécurité, le pouvoir, la richesse, la corruption, la rente et la vie — tout cela était auparavant garanti par une loyauté envers Poutine. Aujourd’hui, cette loyauté ne garantit plus rien et peut même devenir un problème. Le meilleur choix est d’attendre, de rester assis tranquillement et de saboter les ordres si nécessaire. Chacun va maintenant se demander s’il ne vaut pas mieux trouver le moyen d’être en sécurité au sein de son propre clan plutôt qu’au sein de l’État.
6. Le fait que la population ait accueilli chaleureusement Wagner indique plusieurs choses. Tout d’abord, il existe en Russie une grande demande insatisfaite de justice (ce n’est pas par hasard que Prigojine a appelé son escapade la « Marche de la justice », se positionnant ainsi comme un politicien anti-élites). Comme toujours dans l’histoire russe, la justice en l’absence d’État de droit doit être obtenue par la violence. Deuxièmement, Prigojine se positionne comme un chauvin russe et cette proposition politique plaît à des millions de Russes ethniques dans un pays ethniquement diversifié (Kadyrov aide Prigojine à jouer ce rôle et vice versa). Troisièmement, une population apathique et atomisée prêtera allégeance à n’importe quel dirigeant fort, car on lui a déjà appris à voir la source de la légitimité dans le seul pouvoir.
7. Que se passera-t-il ensuite ? Personne ne le sait. Aujourd’hui, un fragile équilibre temporaire a été créé. Mais on peut être sûr que ce n’est pas la fin de l’histoire. Deux dirigeants puissants ne peuvent pas simplement se séparer. Si l’un d’eux a vaincu l’autre (par exemple, en menaçant sa famille), le vainqueur doit tuer le vaincu, ou le vaincu doit se venger. S’ils ont conclu un accord, chacun d’entre eux doit démontrer publiquement les fruits de cet accord à ses partisans, sous peine de perdre la face et donc la vie. Le « film » ne s’arrêtera donc pas là.
8. La situation aura un impact sur le moral et la capacité de combat des troupes russes sur le front. Et là, il faut faire le parallèle non pas avec 1991, mais avec 1917. Lorsque l’État s’est effondré, l’armée affamée et trompée est rentrée chez elle à la recherche de la justice, telle qu’elle la concevait.
La durée et la nature des événements ultérieurs sont imprévisibles, et leur vitesse peut être lente ou très rapide. Le 19 août 1991, personne n’aurait pu prédire que l’Ukraine déclarerait son indépendance en seulement cinq jours.
Lorsque les garanties de sécurité, de stabilité et d’ordre disparaissent soudainement, la population et les élites commencent à rechercher et à créer des « îlots » de sécurité, de stabilité et d’ordre. Cela signifie que nous assisterons à de nombreuses tentatives de création de tels îlots avec un fondement ethnique, régional ou corporatif.
Les scénarios possibles pour l’évolution des événements en Fédération de Russie sont décrits en détail dans cet article [en anglais, NDLR] que j’ai co-écrit : « Scénarios pour la Fédération de Russie ». Veuillez prêter attention à la deuxième section, intitulée « Scénarios des troubles ». L’effondrement de la Russie résultera de l’affrontement des clans au pouvoir, de la destruction de l’armée et d’un « défilé des souverainetés » de républiques ethniques ou de région supposées être économiquement autonomes.
9. L’Occident craint plus que tout l’effondrement de la Russie. Celui-ci pourrait entraîner la prolifération des armes nucléaires, une crise des réfugiés à grande échelle et le renforcement excessif de la Chine qui profiterait des ressources russes. Mais il faut dire franchement que la situation actuelle est la conséquence de l’aveuglement stratégique de l’Occident, qui se focalise sur le concept de centralisme moscovite et ne voit pas la situation d’ensemble de ce pays immense et diversifié. C’était déjà le cas en 1991, lors d’événements rendus célèbres par le « discours du poulet à la mode de Kiev » (un plat ukrainien populaire) prononcé par le président George Bush senior. Il serait ridicule aujourd’hui que l’Occident en vienne à soutenir Poutine pour sauver la Russie de la désintégration et de l’effondrement. Il est ridicule de parier sur la démocratie en Russie parce qu’il n’y a pas de démocrates dans ce pays.
La dichotomie entre militarisme autocratique et effondrement irréversible est la fausse conséquence du centralisme moscovite. Le troisième scénario, dont les experts parlent depuis longtemps, est la reconstruction contrôlée de la Fédération de Russie et,en premier lieu, sa décolonisation. Ce scénario est détaillé dans l’article [en anglais, NDLR] que j’ai co-écrit, « La déconstruction de la Russie et la construction d’un espace post-russe : un scénario risqué mais inévitable », et qui prend en compte tous les risques clés mentionnés ci-dessus.
Aujourd’hui, comme en 1991, l’Occident est en retard sur les événements, et il est nécessaire de rattraper rapidement ce retard.
La solution consiste à créer une stratégie de sortie pour les élites régionales de la Fédération de Russie, qui devraient être en mesure d’assurer la sécurité, l’ordre et la légitimité sur leurs propres territoires en l’absence ou en cas de faiblesse excessive du gouvernement central. Cela devrait se faire parallèlement à un contrôle international des installations nucléaires civiles et militaires, toujours avec le soutien des élites régionales.
Il est encore temps de se préparer.
Traduit de l’anglais par Desk Russie. La rédaction remercie New Eastern Europe pour l’autorisation de cette publication. Version originale
Source: Desk Russie