Héritières des frères Philippe : l’incroyable cavale des sœurs de Maria Stella Matutina
Chapitre I : Les dissidentes
En haut de Bergara, petite ville du Pays basque espagnol, la rue Goenkale longe l’ancien couvent des clarisses. Trois étages de façade en pierre seulement percée de fenêtres barrées et d’une lourde porte en bois clouté. À l’entrée, ce petit écriteau blanc : « Hermanas de Maria Stella Matutina » (Maison des Sœurs de Marie Étoile du Matin). On sonne. Le visage d’une des supérieures apparaît derrière une grille de fer forgé. « Vous faites un beau métier, murmure-t-elle, c’est dommage de l’utiliser pour calomnier, surtout dans un journal qui se dit catholique. »
Les sœurs de Maria Stella Matutina – chez qui nous ne parviendrons jamais à entrer, à Bergara – sont la dernière mouture d’un groupe de religieuses inspirées par Marie-Dominique Philippe (fondateur en 1975 de la communauté Saint-Jean) et entrées en dissidence en 2009, après avoir été accusées de dérives sectaires.
Le père Marie-Dominique Philippe, fondateur de la communauté monastique Saint Jean, fêtant le 30 juin 2006 ses 70 ans de sacerdoce à Ars, France. / JACQUES COUSIN/CIRIC
Alors que la communauté Saint-Jean vient de publier ce 26 juin un nouveau rapport dans l’espoir de tourner la page, l’héritage de ce dominicain qui a entretenu une véritable culture de violences sexuelles dans l’Église reste bien vivant.
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Comment ces sœurs dissidentes, qui revendiquent l’héritage d’un agresseur sexuel, peuvent-elles aujourd’hui avoir pignon sur rue, recruter et ouvrir des maisons dans des diocèses du monde entier ? Ces 300 religieuses sont aujourd’hui réparties sur tous les continents. Par quels subterfuges ont-elles échappé aux sanctions qui frappaient leurs responsables ? Les autorités de l’Église ont tenté à plusieurs reprises de les recadrer, mais comme leur guide mort en 2006, les Stella Matutina sont passées maîtres dans l’art d’échapper aux sanctions romaines.
« Elles reproduisent ce que Marie-Dominique Philippe a fait toute sa vie, observe une source vaticane : jouer les canonistes contre les canonistes, les évêques contre les évêques, les cardinaux contre les cardinaux. Il n’y a que le pape qu’elles ne peuvent pas couper en deux. » Et encore…
L’histoire rocambolesque de leur cavale et de leur refondation raconte l’incapacité des plus hautes autorités catholiques à faire rentrer dans le rang une communauté dissidente marquée par les violences sexuelles.
Chapitre II : Alix Parmentier
La communauté d’origine des Stella Matutina – les sœurs contemplatives de Saint-Jean – a été fondée en 1982 par une ancienne carmélite qui fut sans doute l’une des personnes le plus proches de Marie-Dominique Philippe : Alix Parmentier (1933-2016). Dès les années 1950, « le père » aurait commencé à entretenir des relations sexuelles avec cette étudiante de vingt ans sa cadette, selon trois témoignages concordants publiés dans le rapport de Saint-Jean.
Devenue sa secrétaire particulière, la religieuse aurait également encouragé d’autres femmes à partager l’intimité de son mentor, dont elle ne se lassait pas de décrire « la chair sanctifiée ». Vingt-cinq femmes accusent aujourd’hui Marie-Dominique Philippe de les avoir agressées, de leur avoir demandé de se dénuder ou de pratiquer sur lui des fellations, souvent dans le cadre d’accompagnements spirituels.
Sœur Alix Parmentier. / Frères de Saint-Jean
Fragile psychologiquement, de plus en plus jalouse et souffrant de troubles de l’alimentation, selon plusieurs témoignages, Alix Parmentier commence aussi dès les années 1970 à initier sexuellement de jeunes hommes, souvent aspirants à la prêtrise ou à la vie religieuse. La Croix a ainsi pu consulter une lettre datée du 5 février 2010, écrite par Alix Parmentier. Elle est adressée à l’une de ses victimes, un prêtre de treize ans son cadet, qui vient de décrire aux autorités vaticanes la masturbation et les fellations pratiquées sur lui par l’ancienne carmélite lors de prières.
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« J’ai été imprudente, écrit Alix Parmentier, trente ans après les faits. J’ai cru qu’il n’y avait entre nous que de la tendresse. Le jour où vous avez fondu en sanglots dans mon studio, j’ai été très secouée, désolée d’avoir fait exploser le volcan », termine la religieuse qui lui demande de « retirer » son témoignage. Certains futurs frères abusés par Alix Parmentier reproduiront plus tard sur de jeunes sœurs de Saint-Jean les violences sexuelles qu’ils ont subies.
Chapitre III : Première fronde
En 2009, au moment où il tente de remettre sur les rails la communauté déviante fondée par Alix Parmentier, le cardinal Philippe Barbarin, archevêque de Lyon, n’a pas encore connaissance des violences sexuelles, ni du fait que certaines religieuses témoignent d’une grande détresse psychologique – l’une d’elles vient par exemple de tenter de s’immoler par le feu dans sa voiture. À l’époque, ce sont les mensonges et l’emprise exercée par les supérieures qui inquiètent le cardinal. Interrogé par La Croix, ce dernier explique avoir repris les choses en main après sa lecture du « compte rendu de la visite (une enquête d’un an, NDLR) effectuée par deux mères abbesses expérimentées » (1), auprès des contemplatives.
Mais la tentative de réformer la communauté rencontre une vive résistance à la maison mère des sœurs, située à Saint-Jodard (Loire). Là, les lieutenantes d’Alix Parmentier s’opposent à l’arrivée de la nouvelle prieure générale nommée par le cardinal, sœur Johanna Vorstman. La fronde est tout particulièrement menée par Marthe Hubac, l’une des femmes les plus puissantes de la communauté.
Ancienne maison mère des sœurs, située à Saint-Jodard (Loire). / frères de Saint Jean
« Nous sommes persécutées, c’est un signe de sainteté », explique-t-elle aux religieuses lors d’une réunion datée du 19 juin 2009, d’après les notes d’une sœur transmises à La Croix. Cela fait quelques années que Marthe Hubac tend à remplacer une Alix Parmentier vieillissante, dont elle est l’assistante. À Saint-Jodard, cette femme originaire du 7e arrondissement de Paris concentre aussi les pouvoirs de maîtresse des novices, maîtresse des études et directrice spirituelle de très nombreuses sœurs. « Nous ne sommes pas endoctrinées, assène Marthe Hubac à ses troupes. Nous sommes fidèles à la vérité. Dieu n’a pas dit son dernier mot. » La dissidence a commencé.
« On nous répétait que le démon attaquait la communauté » Une sœur présente lors des faits
Les religieuses, en particulier les plus jeunes, sont maintenues depuis plusieurs semaines dans un climat paranoïaque. « On nous répétait que le démon attaquait la communauté », témoigne une sœur présente, qui rapporte qu’un prêtre exorciste a été appelé pour asperger d’eau bénite chaque bâtiment du prieuré. D’étranges veillées sont aussi organisées. Au cours de l’une d’elles, dont La Croix a pu obtenir un enregistrement vidéo, les sœurs en procession déposent des bougies devant une photo de Marie-Dominique Philippe punaisée devant un autel, reprenant le chant choisi pour ses funérailles : « Le Seigneur est ma lumière et mon Salut, de qui aurais-je crainte… » Sur un autre extrait, on voit les consacrées entonner, sur un air martial, une ode à la chasteté, entourées de prêtres proches de Marthe Hubac. Certains d’entre eux, restés liés à la communauté, seront plus tard accusés de violences sexuelles.
Veillée avec la photo du père Marie Dominique Philippe au printemps 2009, au moment où les sœurs refusent de respecter ce que leur demande les autorités de l’Église. / Droits réservés
C’est le cas de Benoît Emmanuel Peltereau-Villeneuve, réduit à l’état laïc en décembre 2022 par Rome. Depuis 2009, l’ancien prêtre aurait régulièrement fréquenté plusieurs prieurés des Stella Matutina à Bergara (Espagne), en Italie, aux États-Unis… Il y aurait notamment célébré, confessé, et se serait entretenu avec de nombreuses sœurs en privé, selon quatre sources. « C’était l’un de nos aumôniers », raconte une ancienne sœur de Maria Stella Matutina, ce que Benoît Emmanuel Peltereau-Villeneuve conteste. Contacté, l’ancien prêtre déclare n’avoir « jamais fréquenté régulièrement le couvent de Bergara ni d’autres maisons ».
Chapitre IV : L’explosion
En juin 2009, lorsque la nouvelle responsable nommée par le cardinal Barbarin parvient enfin à pénétrer à Saint-Jodard, le ciel plombé et orageux est interprété par les sœurs comme un signe maléfique. La cinquantaine de recrues, sous la coupe de sœur Marthe, est sommée de ne pas lui adresser la parole. « Nous étions jeunes, âgées de 18 ou 19 ans, souvent intelligentes et toutes très belles, décrit une ancienne novice. En y repensant, sœur Marthe recrutait un peu les vestales du père… »
Les efforts du nouveau gouvernement pour libérer ces jeunes religieuses de l’emprise de Marthe Hubac font monter les tensions d’un cran. Le 19 août 2009, l’annonce de la nomination d’une nouvelle maîtresse des novices en remplacement de Marthe va précipiter l’explosion de la communauté.
« Sœur Marthe recrutait un peu les vestales du père… » Une ancienne novice
L’annonce est reçue dans les pleurs et les cris en cette fin d’après-midi. À la sortie de la salle du chapitre, les religieuses ne sont qu’une vingtaine à rejoindre la chapelle pour prier. Les autres, une soixantaine, sortent du prieuré. Des voitures les attendent, conduites par des proches. On récupère à la hâte les affaires personnelles placées la veille dans de grands sacs-poubelles, et discrètement cachées dans des conteneurs. Les coffres se remplissent. Dans la chapelle, les religieuses restées en prière entendent les véhicules s’éloigner du prieuré. C’est la grande dispersion.
Au Vatican, l’affaire inquiète. Le 10 novembre 2009, les sœurs sont placées sous la tutelle d’un « commissaire », l’évêque émérite Jean Bonfils, 79 ans. Rome interdit à Alix Parmentier, à Marthe Hubac ainsi qu’à sa sœur jumelle Isabelle Hubac, tout contact avec les religieuses. Les responsables désavouées sont limogées, exilées dans des couvents lointains. Mais depuis le monastère de Bet Shemesh, en Israël, sœur Marthe continue d’organiser la résistance.
Le Vatican noyé sous les lettres de recours
Bientôt, la religieuse lance sa contre-offensive : puisqu’on ne veut plus d’elle à Saint-Jean, Marthe Hubac décide de faire officiellement sécession. Le 27 décembre 2009, Mgr Bonfils est soudainement bombardé de dizaines de lettres de religieuses des principaux couvents en Europe, aux États-Unis, au Brésil, au Mexique, en Inde, aux Philippines, en Afrique… Les deux tiers de la communauté demandent à quitter Saint-Jean. Le Saint-Siège intervient in extremis pour les empêcher de fonder une nouvelle congrégation au Mexique, où le progressiste évêque dominicain de Saltillo, Mgr Raul Vera Lopez, a accepté de les accueillir. Simple contretemps.
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Les dissidentes continuent d’œuvrer dans l’ombre, noyant le Saint-Siège sous les recours. Elles profitent dans leurs démarches de l’expertise de sœur Isabelle Hubac, ancienne magistrate, et de l’aide active de prêtres au puissant réseau romain, comme le frère Éric de Clermont-Tonnerre, ancien président de la Conférence des supérieurs majeurs de France. « Je suis intervenu discrètement auprès des autorités de l’Église pour tenter d’éviter l’affrontement », explique à La Croix le dominicain, qui regrette que les raisons des sanctions soient restées secrètes, et dit s’être éloigné des sœurs après leur nouvelle fondation. Les religieuses viennent en effet de trouver un nouveau point de chute en Espagne.
>> RETROUVEZ demain 11 juillet le second volet de notre enquête : « Stella Matutina, comment les dernières fidèles des frères Philippe ont manipulé le Vatican »
À l’origine d’une communauté 1912. Naissance de Marie-Dominique Philippe. 1957. Ce professeur de philosophie est condamné par Rome pour avoir protégé son frère abuseur, Thomas Philippe (1905-1993). 1975. Il fonde la communauté des frères de Saint-Jean à Fribourg (Suisse), où il enseigne. 1982. Fondation des sœurs contemplatives de Saint-Jean. 1994. La communauté est érigée en institut de droit diocésain (Lyon). 2006. Décès de Marie-Dominique Philippe. 2009. Implosion de la communauté des contemplatives. 2013. Reconnaissance officielle des violences sexuelles commises par Marie-Dominique Philippe. 2014. Reconnaissance officielle de la nouvelle communauté des sœurs de Maria Stella Matutina.
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Source: La Croix