Pourquoi Musk propose un " concours de taille de pénis " à Zuckerberg
ENTRETIEN. Olivier Babeau, président de l’Institut Sapiens, explique les raisons qui poussent le propriétaire de Twitter à défier grossièrement le créateur de Threads, son principal concurrent.
Jusqu'où iront les provocations d'Elon Musk envers Mark Zuckerberg ? Répondant à une plaisanterie en ligne, l'entrepreneur en série (Tesla, SpaceX, Starlink…), par ailleurs propriétaire de Twitter depuis un peu plus d'un an, avait déjà accepté l'idée d'un combat à mains nues « dans une cage » avec le cocréateur de Facebook.
Or voici que, devant le succès du réseau social Threads, lancé ces derniers jours par Instagram, une des pièces maîtresses de Meta, l'entreprise dirigée par le même Mark Zuckerberg, Elon Musk semble être hors de lui. Après avoir menacé de porter plainte contre Threads en expliquant que ce dernier aurait copié Twitter, l'homme le plus riche du monde traite désormais son principal concurrent de « cocu », se déclarant prêt à un dick measuring contest, comprenez un concours de longueur de sexe…
I propose a literal dick measuring contest �� — Elon Musk (@elonmusk) July 10, 2023
« L'intelligence, surtout si elle est très grande, peut parfaitement aller de pair avec des formes de sociopathie, ou au moins avec une personnalité surprenante dont les réactions sont parfois inattendues », relativise Olivier Babeau, professeur à l'université de Bordeaux et président-fondateur du cercle de réflexion Institut Sapiens. Essayiste, il est notamment l'auteur de La Nouvelle Ferme des animaux (éditions Les Belles Lettres, 2016), L'Horreur politique (Les Belles Lettres, 2017), Le Nouveau Désordre numérique. Comment le digital fait exploser les inégalités (Buchet-Chastel, 2020) et La Tyrannie du divertissement (Buchet-Chastel, 2023).
Pour lui, si on doit aux réseaux sociaux le fait d'avoir permis à des milliards de personnes d'interagir avec des communautés qui vont bien au-delà du cercle de leurs relations familiales ou amicales, le spectacle actuel est une mise en abîme de ces outils. « Les patrons des réseaux sociaux, réseaux souvent accusés de contribuer à l'hystérisation du débat public, en viennent à échanger des propos de cour de récréation. » Un nouvel effet pervers de ces plateformes déjà accusées d'enfermer leurs utilisateurs dans des bulles, tout comme, dans certains cas, d'encourager la dépression ?
Le Point : Comment expliquer qu'une personnalité qui se targue de réfléchir à l'avenir de l'humanité en soit réduite, pour clouer le bec de son concurrent le plus dangereux, à encourager un concours à propos de la taille de leurs sexes ?
Olivier Babeau, professeur à l’université de Bordeaux et président-fondateur du cercle de réflexion Institut Sapiens.
Au contraire, c'est assez cohérent. L'intelligence, surtout si elle est très grande, peut parfaitement aller de pair avec des formes de sociopathie ou au moins avec une personnalité surprenante dont les réactions sont parfois inattendues. Il semblerait qu'Elon Musk et Mark Zuckerberg soient tous les deux porteurs d'un syndrome d'autisme Asperger. Cela compte sans doute dans leur succès car ils ont une forme d'intelligence très puissante et différente de la plupart des gens, mais peut-être que ces personnalités sont parfois aussi plus facilement en décalage par rapport aux comportements habituels. La fascination que les deux capitaines d'industrie exercent sur beaucoup de gens trouve d'ailleurs dans cette étrangeté son explication.
On peut aussi mobiliser une explication par l'hubris de gens dont la richesse se compte en centaines de milliards de dollars et qui vivent nécessairement dans une sphère d'interactions, de compréhension, d'intérêts qui n'est pas celle du commun des mortels. Quand vous avez tout, ce qui vous intéresse est particulier : repousser la mort le plus possible, laisser une trace dans l'Histoire et éprouver des sensations fortes. La richesse achète aussi la liberté de se dégager de certains codes sans que cela porte à conséquence.
N'est-ce pas, au contraire, une illustration de l'extrême fragilité de son modèle économique ? En clair, cet entrepreneur devenu tycoon avec le rachat de Twitter n'est-il qu'un géant de papier ?
C'est en effet une autre explication : la très surprenante proposition de « concours » de Musk traduirait surtout une forme de nervosité, si ce n'est carrément une inquiétude. Twitter a perdu des annonceurs. Le progrès fulgurant de Threads – 100 millions d'utilisateurs en cinq jours – et son adossement au levier hyperpuissant de WhatsApp et Instagram, quand Twitter n'est qu'un pure player des réseaux sociaux, indiquent qu'il est peut-être en train de se passer quelque chose dans le monde très fermé des réseaux sociaux qui comptent.
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La caractéristique troublante de notre époque, notamment du fait des technologies, c'est que tout va plus vite. Les ascensions comme les chutes. Autrefois, des parts de marché étaient assez stables, les nouvelles technologies changeant les règles du jeu étant rares. Désormais, tout produit vainqueur ultradominant peut être remis en cause, voire envoyé aux oubliettes par une innovation. C'est toute la crise des moteurs de recherche – et donc de Google qui en tire l'essentiel de ses revenus – face à l'arrivée de l'IA générative dont il est vraisemblable qu'elle en soit le nouveau paradigme.
Dès lors, les cartes des positions concurrentielles sont entièrement rebattues : Google a dû accélérer la sortie de Bard pour entrer en compétition avec ChatGPT ; Meta a dû en urgence réorienter ses forces sur l'IA en délaissant – sans doute momentanément – le métavers. Les consommateurs sont aussi plus versatiles, sans esprit de fidélité, et la capacité à migrer en quelques secondes sur d'autres plateformes entraîne une grande fragilité des parts de marché les plus impressionnantes. Mise en abîme de ces disputes : les patrons des réseaux sociaux, réseaux souvent accusés de contribuer à l'hystérisation du débat public, en viennent à échanger des propos – en tout cas Musk – de cour de récréation.
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Un réseau social est-il nécessairement une machine à polariser ou bien le paradis du politiquement correct, ce vers quoi pourrait s'orienter Threads ?
C'est le grand combat qui a lieu entre Twitter et Threads : chacun est bâti sur des principes très différents. Le premier valorise la liberté, le second la convivialité – au risque d'une modération moins libérale, voire très stricte, comme c'est le cas sur Facebook. Il est d'ailleurs intéressant de remarquer que Threads ambitionne un positionnement différent de Twitter : il se veut le réseau des échanges moins polémiques – on y parlerait de musique, de films, de séries, etc.
Il veut laisser la politique et les débats intellectuels sur Twitter. Deux expériences très différentes. Au-delà, c'est même politique : on pourrait dire que Threads se pose en une sorte d'alternative démocrate à un réseau perçu comme étant dominé par l'influence républicaine. C'est donc à la fois une guerre d'ego, commerciale, philosophique et politique !
Elon Musk a-t-il perdu son pari de créer le paradis de la liberté d'expression ?
Les jeux ne sont pas faits. Twitter a encore beaucoup d'avance et ne s'est pas vidé de ses utilisateurs. Du point de vue de la monétisation, Musk a fait des choses commercialement intelligentes. Les prochains mois vont être très intéressants. Le positionnement donnant plus libre cours aux passions de Twitter pourrait même être un atout face à d'autres réseaux sociaux pacifiés mais au fond aseptisés.
Ce n'est pas ce que recherchent une partie des gens qui les fréquentent. C'est le dilemme désormais bien connu entre le choix de la liberté, au prix d'inévitables dérives, et le choix du contrôle des échanges qui souhaite garantir une expérience en ligne moins pénible pour des sensibilités contemporaines qui, avouons-le, sont plus facilement heurtées qu'autrefois.
Source: Le Point