Comment les États-Unis ont privé la Chine de semi-conducteurs … pour le meilleur et pour le pire
En utilisant leurs entreprises dans le secteur des semi-conducteurs, en concluant des partenariats avec des Alliés, et en s’appuyant sur une loi extra-territoriale, les États-Unis ont tenté d’asphyxier la Chine en la privant de semi-conducteurs. Mais le pays pourrait en ressortir plus fort que jamais.
En 2022, il y a eu deux dates clefs : le 24 février, date de début de la guerre en Ukraine. Et le 7 octobre. Cette dernière date ne vous évoque rien ? Ce n’est pas surprenant. Ce jour-là, une mise à jour de la loi sur le contrôle des exportations américaine est publiée : un document de 139 pages, illisible et imbuvable pour le commun des mortels, jonché de jargon juridique et d’obscures références à des lois, est discrètement annoncé outre Atlantique. Pourtant, le 7 octobre 2022 devrait rester dans les annales. Car il s’agit du jour où les États-Unis ont réellement déclaré la guerre commerciale à la Chine, raconte le New York Times – une guerre économique totale dont les conséquences pourraient impacter toute une génération en Chine…
Pour le comprendre, il faut d’abord remonter le cours des événements. Agacée par la montée en puissance de la Chine dans le secteur des technologies, Washington s’en est d’abord pris aux entreprises chinoises clés. On se souvient de Huawei, l’ancien champion des smartphones, qui a dégringolé de sa place de numéro 1 mondial après avoir été placé sur « liste noire ».
La mise à jour du contrôle des exportations
Mais voilà, Huawei n’est qu’une entreprise parmi des milliers d’autres. Comment alors mettre le holà sur l’ensemble de la tech chinoise se demandent en 2022 les hauts responsables de l’administration américaine ? Ils vont alors avoir une idée de génie. Ils vont demander au Bureau de l’industrie et de la sécurité des États-Unis (ou BIS), un obscur département du ministère du Commerce américain qui avait connu son heure de gloire pendant la guerre froide, de mettre à jour un texte de loi.
Lequel ? Il s’agit de celui qui traite du contrôle des exportations. Concrètement, cette règlementation oblige les sociétés listées à solliciter une licence – une forme d’autorisation – à l’administration américaine à chaque fois que ces dernières veulent acquérir un produit made in USA, considéré comme particulièrement sensible, pour l’exporter hors des États-Unis.
À l’origine, cette loi avait été mise en place pour éviter que des armes fabriquées aux États-Unis soient achetées puis décortiquées par des pays rivaux (en faisant du « reverse engineering », de l’ingénierie inversée en français). Ces derniers pouvaient alors copier ces technologies et les utiliser, potentiellement, contre les États-Unis. Sauf que désormais, ce type de règlementation s’applique à d’autres domaines que la défense, comme celui des secteurs technologiques essentiels, à l’image des semi-conducteurs. Ces produits sont listés dans une « Commerce Control List ».
L’objectif : éradiquer l’ensemble de l’écosystème chinois des technologies de pointe
En pratique, une entreprise étrangère devra demander l’autorisation à chaque fois qu’elle souhaite acheter un produit qui entre dans cette liste. Autorisation que l’administration s’empresse de refuser quand il s’agit de sociétés jugées « problématiques » provenant de pays « problématiques » – dont fait partie la Chine. Mais ce 7 octobre, le BIS frappe un grand coup, en visant cette fois non pas des entreprises en particulier, mais l’ensemble d’un pays, la Chine, et l’ensemble d’un secteur, les semi-conducteurs. Officiellement, l’idée est d’empêcher ce pays de produire et d’acheter les semi-conducteurs de dernière génération.
En arrière-plan, l’objectif est bien plus radical. Il s’agit d’éradiquer l’ensemble de l’écosystème chinois des technologies de pointe, écrit le New York Times. « La nouvelle politique incarnée par le 7 octobre est la suivante : Non seulement nous n’allons pas permettre à la Chine de progresser davantage sur le plan technologique, mais nous allons activement inverser l’état actuel de la technologie », explique M. Allen. C.J. Muse, analyste principal en matière de semi-conducteurs chez Evercore ISI, interviewé par nos confrères.
L’utilisation de l’arme juridique : la « règle des produits étrangers directs »
Car en l’état actuel des choses, la Chine a, par exemple, réussi à développer des superordinateurs les plus rapides au monde. Mais sa toute puissance technologique repose sur un point faible, qu’elle n’est toujours pas parvenue à résorber : la quasi-totalité des puces qui alimente ses projets est inexorablement liée à la technologie américaine : un atout de taille, dont l’administration américaine va se servir.
Car il se trouve que sur son sol, des entreprises américaines sont parvenues à être des maillons indispensables dans la très longue et complexe chaîne de fabrication des semi-conducteurs. Quasiment à chaque étape de la production de puces, on trouve des entreprises américaines. Cette omniprésence va se révéler redoutable, quand elle va être couplée à une arme juridique, jusque-là peu utilisée, voire oubliée.
Il s’agit de la « règle des produits étrangers directs » qui pourrait se résumer comme suit. À partir du moment où le processus de fabrication incorpore une technologie américaine (comme un composant ou le procédé d’une machine), le contrôle des exportations s’applique, même pour les produits fabriqués à l’étranger, même si le composant américain, ou l’outil américain, représente une infirme partie du processus de fabrication. Ce qui signifie qu’en théorie, tous les semi-conducteurs dans le monde entier sont désormais soumis à ce contrôle aux exportations.
Cette « arme juridique » va d’abord être appliquée à Huawei, en mai 2020, avant d’être applicable dans tout le pays le 7 octobre 2022, avec effet immédiat. Alors que pour Huawei, la règle avait été assortie de délais d’application pendant lesquels l’entreprise avait réalisé d’énormes stocks, l’administration décide cette fois de la rendre effective le jour de la publication de cette règle, soit… le 7 octobre. La Chine, prise par surprise, n’a alors pas le temps de se retourner. Or, ces puces étant des composants essentiels des innovations de demain comme l’informatique quantique et l’intelligence artificielle, la Chine pourrait alors se retrouver très vite arrêtée dans son élan.
Deuxième étape : conclure des partenariats avec des Alliés
C’est du moins ce qu’espère une partie de l’administration américaine, à ce moment-là. Mais un dernier élément restait à obtenir : pour que cette stratégie soit réellement efficace et qu’elle ne puisse pas être facilement contournable, Washington a dû convaincre ses alliés – et en particulier Taïwan et les Pays-Bas – de ne plus vendre leurs puces ou composants de semi-conducteurs ou d’équipements à la Chine. Si Taïwan a immédiatement conclu un accord avec l’administration Biden, cela a pris plus de temps pour le Japon et les Pays-Bas.
Mais les deux pays ont finalement conclu des partenariats fin janvier, dans lesquels ils ont accepté de mettre en place des contrôles similaires sur les semi-conducteurs ou les équipements de fabrication de puces. Résultat, la Chine a été non seulement privée des semi-conducteurs les plus avancés, mais elle ne peut désormais plus acquérir les composants des machines, les logiciels et tous les autres composants nécessaires au développement de ses propres semi-conducteurs et de ses propres lignes de fabrication qu’elle était en train de développer.
En Chine, la course à l’autosuffisance pourrait finir par payer
Pourtant, la Chine est loin d’avoir baissé les bras. En mars dernier, nous vous expliquions comment les sociétés chinoises passent par des locations de semi-conducteurs, mis sur des clouds, pour contourner ce blocus. Plus récemment, Reuters rapportait le cas de marché noir des semi-conducteurs à Shenzhen. Mais surtout, le pays s’est lancé corps et âme dans une course à l’autosuffisance en la matière. Parvenir à fabriquer des puces de dernière génération sera une « longue marche », reconnaissait la présidente de HiSilicon, la filiale Semi-conducteurs de Huawei, citée par Reuters. Les fabricants chinois de semi-conducteurs auraient encore trois générations de retard sur les puces du champion mondial taïwanais, TSMC, selon une estimation de Bloomberg. Mais cette « question de survie » pourrait finir par payer, notamment au vu des investissements publics titanesques qui ont été mis sur la table par le gouvernement chinois. En mars dernier, le Financial Times rapportait que Pékin avait choisi de subventionner massivement, et sans limites, plusieurs entreprises dont Huawei : des chèques en blanc destinés à « sortir l’industrie de la misère », estimait un responsable gouvernemental interrogé par nos confrères.
À long terme, le blocus américain pourrait finalement avoir une conséquence inattendue, si la Chine parvient à atteindre son objectif de créer sa propre chaîne de fabrication de semi-conducteurs : elle deviendrait auto-suffisante. Un cauchemar pour les Américains qui comptent sur leur stratégie pour, au contraire, retarder Pékin… et leur permettre à eux et à leurs alliés d’accroître leur avance sur ces technologies clés. Un pari risqué ?
Source : The New York Times
Source: 01net