Malte, un archipel bousculé par l'immigration massive

July 21, 2023
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Par Emmanuel Grasland

Publié le 21 juil. 2023 à 11:00

« Je voulais un pays européen où l'on parle anglais. Cela me laissait le choix entre l'Irlande et Malte. Côté logement, Malte était moins cher que Dublin et puis le climat est plus sympa. » Antoine s'est installé dans l'archipel en février dans le cadre d'un stage. Il travaille chez Sigma, une société qui organise des événements dans l'iGaming. Arrivé en 2018, David dirige, lui, une société d'assurance créée sur place. « Nous avions également déposé un dossier auprès du régulateur luxembourgeois mais Malte s'est montré plus réactif », explique-t-il.

Antoine et David sont loin d'être les seuls étrangers à vivre dans l'archipel. « Ma coiffeuse est serbe, elle est arrivée voilà dix ans », explique Michelle, une Maltaise. Chargé du rayon fruits et légumes dans un supermarché de La Valette, Saif vient, lui, du Pakistan. « Si vous êtes français, ce sera facile pour vous de venir à Malte. Mais le logement est cher ici », prévient-il.

Un record mondial

Ces dernières années, le nombre de résidents étrangers a littéralement explosé à Malte, passant d'à peine 20.000 personnes en 2011 à plus de 115.000 dix ans plus tard. Rapportée à la population du pays (417.000 en 2011), cette hausse fait figure de record mondial, estime l'Institut national d'études démographiques (Ined). En France, elle équivaudrait à l'arrivée de 15 millions d'étrangers au cours des dix ans à venir.

L'impact sur la population totale de l'archipel a été massif. Le nombre d'habitants a bondi de 24,6 % entre 2011 et 2021. Soit la plus forte croissance de l'Union européenne.

L'arrivée massive des Italiens

Quelles sont les différentes nationalités présentes à Malte ? Plus du tiers des résidents étrangers sont originaires de l'Union européenne, indiquent les statistiques officielles. Après la crise financière de 2008, les Italiens se sont installés massivement dans l'île, passant d'un contingent d'à peine 500 personnes à 14.000 aujourd'hui.

Pour le pays, la transformation a été majeure. En 2000, soit quatre ans avant son entrée dans l'Union européenne, Malte comptait à peine 900 travailleurs issus de l'UE. Les autres origines étaient encore moins nombreuses.

L'essor des écoles d'anglais

Les Britanniques constituent le second contingent de résidents étrangers. Cette population comprend des retraités désireux de profiter du soleil dans une ancienne colonie où tout le monde parle anglais. Mais pas seulement. « Depuis le Brexit, beaucoup d'écoles se sont montées et tournent à plein régime », explique David. En 2022, près de 57.000 étudiants sont venus apprendre l'anglais à Malte. En premier lieu des Italiens et des Français.

Les Indiens constituent la troisième population étrangère de l'île. Leur présence a très fortement augmenté depuis le Covid, dépassant celle des Philippins et des Serbes, pour atteindre près de 8.000 personnes. Les Serbes sont nombreux à travailler sur les chantiers tandis que les Philippins ont investi le secteur des maisons de retraite ainsi que les emplois d'aides-soignants ou d'infirmiers dans les hôpitaux. Dans le bâtiment, près de la moitié des salariés sont étrangers.

Betclic, Unibet ou le suédois Betsson

A Malte, l'immigration a une spécificité. « Le recours aux travailleurs étrangers a lieu à la fois pour les emplois peu qualifiés et très qualifiés. Les ressortissants de l'Union européenne travaillent souvent dans les services financiers ou l'industrie des jeux et paris en ligne tandis que ceux issus des pays tiers (hors UE) occupent des postes dans la construction, les services à la personne, la livraison de colis ou la restauration », explique Manwel Debono, professeur associé au centre d'études sociales de l'Université de Malte.

Les premiers habitent souvent les municipalités cossues entourant La Valette, où les sociétés de paris en ligne comme Betclic, Unibet ou le suédois Betsson sont installées. Dans l'industrie du jeu, près de 60 % des emplois sont occupés par des non-Maltais. Les entreprises ont besoin d'eux pour répondre aux clients un peu partout dans le monde ou être présents sur les réseaux sociaux. Les sociétés scandinaves ont été nombreuses à s'installer ici lorsque le secteur a été dérégulé.

Les immigrés des pays pauvres se concentrent plutôt dans les municipalités de Saint-Paul, dans le nord-ouest de l'île, ou de Masra, au sud de La Valette, où les loyers sont moins élevés. A Saint-Paul, la population a doublé en dix ans, pour dépasser les 30.000 habitants.

Le choix du recours à l'immigration

Cette arrivée massive des travailleurs étrangers à Malte n'est pas due au hasard. C'est une stratégie délibérée du parti travailliste maltais, arrivé au pouvoir en 2013, après quinze ans de règne de son rival conservateur. « Le principal architecte de cette politique est l'actuel ministre des Finances et de l'Emploi de Malte, Clyde Caruana, qui était alors à la tête de l'agence nationale pour l'emploi. L'idée était à la fois de proposer aux entreprises un cadre fiscal intéressant et une main-d'oeuvre pas chère », explique Neville Borg, journaliste au « Times of Malta ».

A l'époque, Malte sort de la crise financière de 2008 relativement intacte. A contrario de la Grèce ou de l'Italie, le pays affiche une dette et un taux de chômage faibles. En revanche, Malte a une population vieillissante. L'archipel pâtit du déclin du nombre d'actifs et les entreprises se plaignent de ne pas trouver de main-d'oeuvre.

Il faut savoir qu'avec moins de 1,13 enfant par femme, les Maltais ont le taux de natalité le plus faible de l'Union européenne. Pour doper la croissance, le gouvernement mise sur des impôts réduits et un recours massif à la main-d'oeuvre étrangère.

Des résultats spectaculaires

Sur le plan économique, cette politique va donner des résultats spectaculaires. Déjà solide, la croissance du PIB atteint des pics de 9,6 % en 2015 et de 10,9 % en 2017.

Après une chute en 2020 liée au Covid puis un rebond les années suivantes, la machine tourne encore bien. En 2023, la croissance attendue devrait s'élever à 3,9 %. La société maltaise connaît le plein-emploi (2,8 % de chômage) et la dette reste faible (55 % du PIB).

Pratiquement tous les services et les secteurs économiques clés de Malte s'effondreraient sans la présence des travailleurs étrangers Josef Bugeja Secrétaire général de l'Union générale des travailleurs

D'après les autorités locales, la contribution des étrangers à la croissance est indéniable. Sans un recours à l'immigration, la population active aurait décliné de 1 % entre 2008 et 2016, au lieu de croître de 3 %, estime la banque centrale maltaise. « Pratiquement tous les services et les secteurs économiques clés de Malte s'effondreraient sans la présence des travailleurs étrangers », résume Josef Bugeja, le secrétaire général de l'Union générale des travailleurs, le plus gros syndicat de l'archipel.

Cet afflux de population a néanmoins ébranlé les infrastructures d'un pays où l'on ressent très vite le manque d'espace. L'île principale fait à peine 27 kilomètres de long sur 15 kilomètres de large. Elle affiche la deuxième densité d'habitants au kilomètre carré de l'UE après les Pays-Bas (1.649 habitants au km²). Au sein des élites, tout le monde se connaît.

Des infrastructures sous pression

L'augmentation du nombre d'habitants a mis les écoles, les hôpitaux, les transports, la collecte des ordures et la production électrique sous tension. Les prix de l'immobilier se sont envolés. « Il y a des grues partout à Malte, cela n'arrête pas de construire », explique David. Quitte d'ailleurs à faire n'importe quoi. Dans la municipalité de Ta'Xbiex par exemple, le superbe palais en pierre qui héberge les ambassades d'Espagne, d'Irlande et d'Espagne cohabite avec un horrible immeuble en béton bleu gris. Plus loin, une tour de 17 étages est en train d'être construite au milieu de bâtiments de deux à quatre étages.

Lire aussi : Immobilier : pourquoi le prix des maisons explose à Malte

Cette densification de l'urbanisme suscite de plus en plus de réactions. Fin mai, des milliers de personnes ont manifesté à La Vallette pour dénoncer « une destruction de l'environnement » et « un réseau de politiciens et de promoteurs qui ont créé un système profitant à quelques-uns et nuisant au bien commun ».

Partout des voitures et des voitures

En l'espace de dix ans, les embouteillages n'ont cessé de prendre de l'ampleur. Les habitants, qui avaient l'habitude d'habiter à dix minutes en voiture de leur travail, s'en plaignent constamment.

Il faut dire que les Maltais ont une relation spécifique à l'automobile. Dans cette société assez traditionnelle où les enfants ne quittent le foyer familial que pour se marier, la voiture constitue l'espace de vie privée d'un jeune adulte. En conséquence de quoi il n'est pas rare de voir une famille de quatre personnes disposer de quatre automobiles.

Faute d'espace, la majorité des véhicules sont stationnés dans la rue. Mais avec l'augmentation très rapide de la population, certains en viennent à se garer sur les voies de circulation des parkings, quitte à bloquer les autres véhicules. Conscient du problème, le gouvernent a instauré en octobre dernier la gratuité des bus pour les résidents. Mais les comportements ne changent pas.

Une mauvaise perception des transports publics

Les Maltais ont une mauvaise perception des transports publics jugés moins pratiques et peu fiables. Les travailleurs étrangers les utilisent plus que la population locale. L'afflux de main-d'oeuvre étrangère a aussi suscité de l'irritation chez certains Maltais, sans toutefois provoquer l'apparition de partis extrémistes.

Les Maltais de 16 à 25 ans sont beaucoup plus à l'aise que leurs aînés avec le fait que Malte soit devenu très cosmopolite Neville Borg Journaliste au « Times of Malta »

« Il y a un fossé de génération sur ces questions. Les Maltais de 16 à 25 ans sont beaucoup plus à l'aise que leurs aînés avec le fait que Malte soit devenu très cosmopolite », explique Neville Borg.

Les étrangers ne restent pas

L'envolée des prix de l'immobilier et la dégradation des conditions de vie ont tendance à accentuer le turn-over de la main-d'oeuvre étrangère. Selon une étude présentée en juin au parlement maltais, les travailleurs étrangers restent en général moins de deux ans à Malte.

Il faut dire que le salaire moyen d'un travailleur étranger s'élevait en 2022 à 19.900 euros par an. Si le système des colocations permet à des stagiaires de limiter les frais de logement, louer un appartement seul devient vite onéreux dans un pays où le salaire minimum ne dépasse pas 835 euros par mois.

800.000 habitants en 2040 ?

Alors que les conséquences de la surpopulation sont de moins en moins bien acceptées par la population, jusqu'où pourra aller le modèle ? Lors d'une conférence sur l'avenir des services financiers début juin, le ministre des Finances et de l'Emploi, Clyde Caruana, a expliqué que le maintien du rythme actuel de croissance (environ 4 % par an) nécessiterait d'atteindre une population de 800.000 habitants en 2040. Des propos destinés à choquer une opinion sensible à l'exiguïté de l'archipel.

Plus technocrate que politique, Clyde Caruana estime que le modèle actuel est à bout de souffle. La densité d'habitants est devenue trop élevée et l'Europe va imposer un taux d'imposition de 15 % pour les grandes entreprises. « Nous devons nous réinventer. Nous avons besoin de changements structurels, pas seulement de réformes », a-t-il expliqué, appelant à lever le pied sur les constructions.

Ajuster le modèle ou le réinventer

Des propos qui ont fait bondir le ministre de l'Economie, Silvio Schembri : il plaide pour « ajuster et non pas changer » le modèle économique. A ses yeux, le bâtiment peut devenir vert, en construisant en hauteur et en limitant l'emprise au sol.

Après des années de forte croissance économique, Malte est sur une ligne de crête. Le pays sent qu'il doit faire évoluer son modèle… sans vraiment savoir comment s'y prendre.

Source: Les Échos