"Oppenheimer" ou l'intelligence de l'éclair

July 22, 2023
147 views

Temps de lecture: 6 min

«Tu vois au-delà du monde que nous voyons», dit un ami à J. Robert Oppenheimer. Il s'agit à ce moment de la spécialité scientifique dont le futur «père de la bombe atomique» est un pionnier, la physique quantique. La formule vaut aussi pour une certaine idée du cinéma, celle que pratique Christopher Nolan.

Mais la phrase est mal formulée. Dans les deux cas, recherche fondamentale ou mise en scène, il ne s'agit pas d'un au-delà. Il s'agit de voir, et de montrer, différents états du monde, plus ou moins perceptibles, plus ou moins apparemment antinomiques, mais qui, tous, le constituent.

Abonnez-vous gratuitement à la newsletter quotidienne de Slate.fr et ne ratez plus aucun article! Je m'abonne

En regardant son douzième film, on songe que Nolan, en tout cas depuis Insomnia il y a vingt ans, n'a cessé de chercher à rendre sensible cette pluralité des modes d'existence –ses plus audacieuses propositions, Inception et Tenet, en ayant offert d'évidentes épures, quasiment des théorèmes au tableau blanc du grand écran. Avec Oppenheimer, il atteint un sommet en la matière, avec un impressionnant brio.

Accomplissement personnel de haute volée, Oppenheimer est aussi un pari très risqué. Même si d'autres s'y sont essayés, de Au carrefour du siècle en 1947 aux Maîtres de l'ombre en 1989, il est clair que les Américains n'apprécient guère qu'on leur rappelle ce qui s'est produit à Hiroshima et Nagasaki les 6 et 9 août 1945. Et donc leur contribution majeure à l'histoire de l'humanité qu'a été l'invention de l'arme atomique. Un phénomène d'une ampleur… métaphysique (qui fait elle aussi partie du monde réel): l'invention par les humains du moyen de détruire toute vie.

Même aussi tardif, il est remarquable qu'un film à grand spectacle signé d'un grand réalisateur et produit par un grand studio prenne enfin acte, et de façon problématisée, de ce qu'ont été l'invention de «la bombe», son utilisation et ses effets. Pas précisément un sujet commercial.

Le flux et les particules

La réussite de cinéma qu'est Oppenheimer tient à sa manière de jouer constamment sur plusieurs registres, et selon plusieurs temporalités. Et de le faire en maintenant une tension dramatique qui porte une charge émotionnelle suffisante pour participer du mouvement général du récit.

Celui-ci accompagne les grandes étapes du parcours de J. Robert Oppenheimer. On verra la formation du jeune savant, le surgissement de cette nouvelle compréhension du monde qu'est la physique quantique, l'implication d'Oppenheimer dans le soutien aux Républicains espagnols et sa fréquentation de la gauche communiste à Berkeley dans les années 1930, l'engagement passionné dans le combat anti-nazi.

Oppenheimer fait les honneurs de son village de savants à Los Alamos au patron militaire du projet Manhattan, le général Groves (Matt Damon). | Universal Pictures

Le film dira la construction du village de Los Alamos dans le désert du Nouveau-Mexique, où scientifiques et militaires mettent au point la première bombe nucléaire; il montrera l'éclair et le champignon lors de l'essai Trinity dans le désert, et la décision de larguer les bombes.

Il contera la gloire, l'orgueil et les doutes du patron du projet Manhattan, les attaques qu'il subit, les effets de la première bombe soviétique et la chasse aux sorcières qu'elle déclenche, le mécanisme inexorable de la course aux armements autour de la bombe A, puis H.

Mais «récit» est ici un mot discutable ici, quand les situations se développent à plusieurs époques non chronologiques, sur plusieurs échelles et selon des enjeux aussi différents.

On sourit en entendant le jeune savant expliquer que, aussi paradoxal que cela paraisse, la lumière est à la fois composée d'un flux et de particules. C'est une bonne définition d'un grand film, une bonne description d'Oppenheimer: le flux dramatique continu, les particules disjointes des multiples protagonistes et des multiples enjeux.

Un film d'adulte pour des adultes

La tension intérieure du film résulte en effet simultanément des incertitudes de la recherche pure, du passage –possiblement catastrophique– de la théorie à la pratique, des relations intimes du personnage principal, des stratégies liées à la guerre contre l'Allemagne, particulièrement cruciale pour les savants juifs composant la majorité des chercheurs réunis au Nouveau-Mexique: une guerre contre le nazisme et l'extermination des juifs d'Europe.

Le grand savant sur le gril face aux parlementaires. | Universal Pictures

Mais cette tension se nourrit aussi de la Guerre froide avec l'Union soviétique, de la présence d'organisations de gauche aux États-Unis et de leur répression à l'époque du maccarthysme, des rivalités entre chercheurs, des manœuvres de politiciens pour des raisons d'ego autant que de projets de société…

Et encore de la légitimité de tuer des centaines de milliers de civils dans un conflit qui de toute façon se termine, où le Japon va être vaincu, et après le suicide d'Hitler et la reddition de l'Allemagne –et alors qu'il n'est pas certain que la bombe A joue sur le moment un rôle ni stratégique ni psychologique aussi décisif qu'on le dira ensuite. Mais, aussi, du lancement d'une course aux armements nucléaires lourde de surenchères apocalyptiques.

Tout cela? Oui, tout cela. Pour le dire autrement, Oppenheimer, film hollywoodien à grand spectacle produit dans un contexte où seul l'infantilisme régressif fait recette dans les multiplexes, est un film fait par des adultes, pour des adultes (de tous âges).

Oppenheimer, Nolan, deux grands coordinateurs

À cette complexité des types d'enjeux et de conflits, Nolan répond par une grande hétérogénéité des sortes d'images mobilisées, scènes épiques inspirées du western, séquences en noir et blanc mimant les actualités, visions abstraites évoquant la circulation des forces fondamentales de l'univers, comédie, drame politique, scènes oniriques, effets spectaculaires de l'explosion.

Il faut un sens de l'organisation des informations et des émotions exceptionnel pour coordonner de manière dynamique et prenante une telle diversité visuelle.

Elle trouve son pendant dans la multiplicité des protagonistes qui gravitent, successivement ou simultanément, autour de Robert Oppenheimer –sa femme et sa maîtresse, son frère communiste, le général qui supervise le projet Manhattan, le politicien patron de l'agence atomique, l'avocat qui le défend lorsque les autorités tentent de le piéger.

Et bien sûr les nombreux scientifiques assemblés par «Oppie», qui passe progressivement du rôle de brillant esprit scientifique à celui de chef de bande, grand coordinateur d'un projet d'une extrême complexité mené dans l'urgence.

Dans le parc de l'université de Princeton, brève mais importante rencontre avec un certain Albert Einstein (Tom Conti). | Universal Pictures

Là aussi, toutes proportions gardées, la comparaison avec un cinéaste, singulièrement un cinéaste travaillant pour une major company, est légitime. Oppenheimer n'est évidemment pas Nolan, mais ce que fait l'un réfracte ce que l'autre a fait, à une toute autre échelle.

Un personnage, une personne, un acteur

Au centre de l'affaire se trouve donc celui qui donne son nom au film. Christopher Nolan construit d'une manière étonnamment vivante et troublante ce personnage, qui est à la fois une personne bien réelle, ayant vécu et fait ce qu'on voit Cillian Murphy vivre et faire à l'écran, et l'incarnation de questionnements multiples, complexes, auxquels aucune réponse n'est donnée d'avance.

Le cinéma hollywoodien fourmille de héros positifs, il a su parfois mettre en scène des héros négatifs, et même, occasionnellement, et surtout avec le Nouvel Hollywood, des héros ambigus.

Ovationné après le succès de l'essai qui préfigure un basculement du monde, au risque de la démesure. | Universal Pictures

L'Oppenheimer de Nolan et Murphy est encore autre chose. Quelqu'un dont les actes, mais aussi le visage et le corps, durant le quart de siècle que couvre le film (du milieu des années 1920 au début des années 1950) rendent présentes des interrogations vertigineuses, assumées comme telles par le film. Et incarnées avec une impressionnante présence par Cillian Murphy.

Au terme de ces trois heures intenses, l'ensemble du public aura été confronté à de multiples approches, par forcément exclusives les unes des autres, tout comme ces paradoxes qui sont au principe de la physique quantique. Il suffira alors d'un plan de deux secondes pour rappeler que ce dont il est question n'appartient nullement au seul passé.

Les critiques cinéma de Jean-Michel Frodon sont à retrouver dans l'émission «Affinités culturelles» de Tewfik Hakem, le dimanche de 15h à 16h sur France Culture.

Source: Slate.fr