Pourquoi le portrait de Bastien Vivès dans M le Mag pose problème

July 24, 2023
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Paru ce week-end dans « M le Magazine » et en ligne sur le site du « Monde », un portrait du bédéiste Bastien Vivès a suscité de vives réactions de la part de militantes féministes, qui l’accusent de complaisance avec celui qui est visé par une enquête préliminaire pour diffusion d’images pédopornographiques.

Faire le portrait d’un personnage public controversé sans tomber dans la complaisance ni l’animosité, et en offrant la même importance aux voix de ses défenseurs et détracteurs est un exercice journalistique périlleux.

M le Magazine du Monde, qui a publié ce week-end un portrait du dessinateur de bande dessinée Bastien Vivès, l’a appris à ses dépens. Écrit par les journalistes Frédéric Potet et Yann Bouchez et intitulé « Bastien Vivès, les ambivalences d’un surdoué de la BD », ce long article dresse le portrait du dessinateur en donnant la parole à ses proches. Si Bastien Vivès, « humilié » par l’annulation de carte blanche au dernier Festival d’Angoulême (FIBD), n’a pas accordé d’interview à M Le Mag, les journalistes donnent néanmoins la parole à de nombreux de ses proches, à commencer par ses parents, Jean-Marie et Marie-Laure Vivès, mais aussi Didier Borg, éditeur des premières œuvres de Bastien Vivès chez Casterman, son ami Michaël Sanlaville, le codirecteur du FIBD Fausto Fasulo…

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Un portrait complaisant

Seules voix dissonantes évoquées dans le portrait : d’abord celle de la dessinatrice Emma, que Bastien Vivès avait violemment insultée en 2017 sur Facebook suite à la publication de planches sur la notion de charge mentale. « J’aimerais qu’un de ses garçons la poignarde et qu’il fasse une BD sur “comment il l’a poignardée” et qu’il se fasse enculer à chaque like », avait-il même écrit, avant de retirer son message sous la pression de Casterman. Les autres voix critiques, émanant d’artistes ayant quitté l’atelier qu’ils partageaient avec lui au moment du « Vivèsgate », ont préféré garder l’anonymat.

En ressort l’impression d’une étonnante complaisance envers le dessinateur qui s’est retrouvé, en novembre dernier, au cœur d’une intense polémique sur la portée pédocriminelle de plusieurs de ses œuvres et qui a conduit in extremis à la programmation de sa carte blanche au FIBD.

C’est ce parti-pris de tenir à distance son obsession pour l’inceste et ses représentations imagées de viols sur mineur·es dans plusieurs de ses œuvres qui a conduit de nombreuses militantes féministes à prendre la parole sur Twitter.

Tour à tour présenté comme « l’un des bédéistes les plus cotés et prolifiques de sa génération », un « éternel gamin dans un monde d’adultes », « un dessinateur qui n’a jamais voulu rentrer dans des cases » ou un « clown triste », Bastien Vivès est avant tout, rappelle dans un thread Twitter la journaliste et autrice féministe Victoire Tuaillon, un homme obsédé par l’inceste et le viol sur mineur·es.

Plusieurs anecdotes citées dans le portrait en témoignent : son court-métrage d’animation réalisé lors de son passage aux Gobelins, où il met en scène une relation incestueuse entre un père et sa fille, ses « plaisanteries graveleuses » sur l’inceste, les messages exhumés d’un forum sur lequel il écrivait déjà en 2005, être à la recherche des références d’un « manga pédophile… avec des gamines de trois quatre ans… je sais le thème est assez dégueu… ».

Et surtout, ses propres BD, dont certaines, vendues sous blister, car classées comme « pornographiques », mettent explicitement en scène des relations sexuelles entre des adultes et des mineur·es. C’est le cas de Les Melons de la colère, publiée en 2011 dans la collection « BD-Cul » des éditions Les Requins Marteaux, qui représente les multiples viols que subit une jeune fille à la forte poitrine, de Petit Paul (éd. Glénat, 2018), dont le héros est un petit garçon au sexe énorme, lui aussi victime de violences sexuelles, ou encore La Décharge mentale (éd. Les Requins Marteaux, 2018), qui romantisme les relations incestueuses d’un père avec ses filles.

Une minimisation des violences sexuelles sur mineur·es

Et c’est là l’autre problème du portrait qu’offre M Le Mag à Bastien Vivès : son champ sémantique des violences sexuelles faites aux enfants, qui brille par son absence. Jamais, les auteurs de l’article n’utilisent le terme de « viol » – la seule mention de ce terme étant faite par la dessinatrice Emma.

Pire, aux mentions légalement correctes de « viol sur mineur·e » ou « agression sexuelle », Frédéric Potet et Yann Bouchez leur préfèrent des euphémismes qui minimisent et banalisent la pédocriminalité, comme lorsqu’ils évoquent les hommes qui « abusent de la naïveté » de la jeune paysanne des Melons de la colère, ou de l’enfant et de l’adolescente de La Décharge mentale qui « s’offrent » au vieil ami de la famille.

C’est ce que met notamment en exergue Victoire Tuaillon dans plusieurs tweets.

2. Que la culture du viol est encore bien répandue au sein de la rédaction du plus grand journal du pays. Exemple : "Les filles QUI S'OFFRENT à un vieil ami". Les filles en question ont entre 12 et 8 ans, elles ne peuvent pas "s'offrir", non. Elles sont VIOLEES par "l'ami". pic.twitter.com/weZOXgjYze — Victoire Tuaillon (@vtuaillon) July 23, 2023

… autre passage significatif ici : "abuser de sa naïveté". Comprendre : l'agresser et la violer. Alors… Pareil, chers confrères, je suis sûre que vous le comprendrez : un viol ce n'est pas "abuser de la naïveté", on abuse du chocolat ou de l'alcool, pas des femmes. pic.twitter.com/voiNKNwLJs — Victoire Tuaillon (@vtuaillon) July 23, 2023

Comme le note la journaliste, il est aussi problématique que la fascination de Vivès « pour les enfants placés au milieu de scènes de sexe » soit justifiée comme la conséquence de son exposition précoce à des « œuvres explicites » ou comme l’expression de son combat en faveur de la « liberté artistique ». Jamais n’est évoquée l’hypothèse, pourtant « probable » selon Victoire Tuaillon, que Bastien Vivès « soit tout simplement lui-même un agresseur pédocriminel, ou au moins un consommateur de ce type de contenus ».

3. Et enfin, la force du déni : pour expliquer la "fascination" de Vivès pour le sexe et les mômes, plusieurs hypothèses évoquées, sauf les plus probables… que Vivès soit tout simplement lui-même un agresseur pédocriminel, ou au moins un consommateur de ce type de contenus. pic.twitter.com/o0P8GizcnA — Victoire Tuaillon (@vtuaillon) July 23, 2023

Les associations de défense des droits de l’enfant, elles, ne s’y sont pas trompées. En décembre 2022, deux d’entre elles, la Fondation pour l’enfance et Innocence en danger, ont porté plainte pour « diffusion d’images pédopornographiques ». En janvier 2023, le parquet de Nanterre a ouvert une enquête préliminaire qui vise à la fois Bastien Vivès et les maisons d’édition Glénat et Les Requins Marteaux.

À l’heure où la société prend à peine conscience de l’ampleur des violences sexuelles faites aux enfants (160 000 enfants en sont victimes chaque année en France, selon la Ciivise), il paraît judicieux que les médias se demandent désormais s’il est vraiment utile et nécessaire de mettre en lumière le travail d’un homme qui en fait la promotion dans ses œuvres, quand bien même il serait encore vu par une partie de la profession comme un « surdoué » et un « provocateur compulsif ».

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Source: Madmoizelle