Cannabis, les mystères de l’" herbe du diable "
Planche 322a. et 322b. « Cannabis foemina » et « cannabis mas » issues du livre « Herbarium Blackwellianum » d’Elisabeth Blackwell (1757) BIBLIOTHEQUE MEDICA/UNIVERSITE PARIS CITE
Le rendez-vous secret a été donné à la nuit tombée, dans un appartement parisien des bords de Seine. La porte s’ouvre sur un salon aux murs dorés, décoré d’allégories où batifolent des satyres et des nymphes. Les meubles et les draperies évoquent un capharnaüm bohème, un repaire oriental nimbé de fumée, aux parfums de café et d’épices. Des hommes sont avachis çà et là. Certains sont hirsutes, le regard vide, fixant les loupiotes comme des moustiques hallucinés. D’autres s’agitent, parfois secoués de crises d’hilarité. Seul debout parmi ces corps affalés, le docteur Jacques Joseph Moreau – dit « Moreau de Tours » – prend des notes sur l’état de ces curieux patients. Ce psychiatre-aliéniste, spécialiste renommé des hallucinations, s’assure aussi d’éviter les défenestrations. C’est lui l’organisateur de la soirée : il mène une expérience médicale inédite.
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En cet hiver 1844, Moreau de Tours, âgé de 39 ans, est de retour en France après quatre années à courir l’Orient, où il a étudié la condition des aliénés. Mais il a surtout découvert et expérimenté une mystérieuse résine appelée « haschisch ». Il conserve ainsi dans un vase de cristal une pâte verdâtre, semblable à de la confiture, appelée « dawamesk ». Il s’agit d’une décoction à base de ce fameux haschisch, avec un mélange de divers ingrédients : pistache, sucre, orange, tamarin, clous de girofle, et même de la poudre de cantharide, un coléoptère aux vertus réputées aphrodisiaques.
Ce soir encore, comme à chacune des réunions mensuelles du groupe, le maître de cérémonie ravitaille ses protégés, à même la cuillère ou en tartinant la mixture sur un morceau de biscuit. A mesure que la nuit avance, les substances font leur effet sur les invités, leur « voyage » devient plus extravagant. Que peuvent bien ressentir ces hommes, désormais à la merci de ce « poison de l’âme » ? Laissons la réponse à l’un d’entre eux, l’écrivain Théophile Gautier : « J’avais, pour ma part, éprouvé une transposition complète de goût. L’eau que je buvais me semblait avoir la saveur du vin le plus exquis, la viande se changeait dans ma bouche en framboise, et réciproquement. Je n’aurais pas discerné une côtelette d’une pêche. Mes voisins commençaient à me paraître un peu originaux ; ils ouvraient de grandes prunelles de chat-huant ; leur nez s’allongeait en proboscide ; leur bouche s’étendait en ouverture de grelot », écrit-il dans une nouvelle parue en 1846 intitulée Le Club des haschischins, du nom de cette confrérie de noctambules.
« Herbe du diable »
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Source: Le Monde