"Fatale attraction", "crime passionnel" : la mort de Marie Trintignant racontée par les médias de 2003
C'est un féminicide qui n'a pas dit son nom. Le 1er août 2003, Marie Trintignant, 41 ans, mourrait, six jours après avoir été rouée de coups par son compagnon de l'époque, le musicien Bertrand Cantat, star du groupe Noir Désir. Le couple se trouvait en Lituanie, où l'actrice tournait un téléfilm. Marie Trintignant a bel et bien été victime de violences conjugales, même si à l'époque très peu de médias utilisent ce terme. "Une dispute qui tourne mal", "un accident" ou "un drame passionnel", peut-on lire en 2003 : l'idée même d'un féminicide - un terme qui n'investira les médias que bien plus tard - restera longtemps éludée.
"Une chute" accidentelle
Quand les médias apprennent que Marie Trintignant a été hospitalisée à Vilnius dans la nuit du 26 au 27 juillet 2003, à la radio, à la télévision ou dans les journaux, la presse parle "d'une violente dispute" et "d'une gifle". "Il aurait poussé l'actrice dans une chambre d'hôtel, Marie Trintignant serait tombée par terre en se cognant la tête", explique un reportage dans un journal télévisé du 28 juillet 2003. "Chahut, chamaillerie ou acte délibéré ?", s'interroge une journaliste de Radio France. "Elle a eu un accident", assure un autre.
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Le 29 juillet, la police lituanienne assure que Bertrand Cantat a frappé puis poussé l'actrice, provoquant sa chute, mais aussi qu'il a attendu de longues heures avant d'appeler les secours. Une enquête est ouverte, Bertrand Cantat placé en garde à vue. La famille Trintignant porte plainte à Paris. Les médias relaient alors ces évolutions et parlent d'une "dispute qui tourne mal". "Bertrand Cantat est soupçonné d’avoir battu l’actrice, qui serait violemment tombée sur la tête", entend-on à la radio.
"Un crime passionnel"
L'affaire est alors présentée comme "un crime passionnel". "La violence a eu raison de l'idylle", assure un autre reportage dans un journal de France 2 . On présente Marie Trintignant comme une femme "fragile". "L’actrice possède une grâce pleine de fêlures", écrit Le Parisien. Tandis que Bertrand Cantat est décrit comme "le rocker de tous les excès" que l'on compare volontiers à Jim Morisson. On met en avant sa réputation de militant engagé, "de bougon à la voix forte", son "charisme" et "ses prestations scéniques à la limite de l’hystérie".
"Pour les fans du rocker, le drame de Vilnius est un cauchemar. Se sont-ils trompés sur Bertrand Cantat ? Y avait-il un salaud sous l'icône ?", s'interroge le Nouvel Observateur. France Inter donne la parole le 31 juillet à Marc Garcia, directeur de Mouv qui affirme : "C’est le groupe phare du rock. C’est un drame. Il y a des gens qui ont pleuré en apprenant cette nouvelle. Mais on n’a pas déprogrammé les titres de Noir Désir. On ne veut pas condamner, prendre position."
De la "jalousie extrême"
Les médias parlent alors d'une "tragédie", même si, après une reconstitution des faits, l'avocat des Trintignant maître Georges Kiejman exclut l'hypothèse d'une chute et assure que le visage de Marie Trintignant "est trop tuméfié". Il n'est toujours pas question, alors, de violences conjugales. "C’est la jalousie qui est à l’origine (…),une jalousie extrême", dit-on alors sur France Inter.
L'avocat de Bertrand Cantat évoque un "accident des deux côtés, une tragédie, un conflit humain entre deux personnes, deux artistes à fort tempérament". Ses proches assurent qu'il n'a jamais été violent auparavant. "Bertrand Cantat provocateur, parfois excessif, n’est pourtant pas considéré comme violent par ceux qui le côtoient et sur le tournage de 'Colette' [le film dans lequel jouait Marie Trintignant, NDLR], aucun signe avant-coureur de dispute n’a été remarqué", assure-t-on alors sur France Inter. Des affirmations fausses, selon Nadine Trintignant, qui assure que d'autres femmes ont été battues auparavant par Bertrand Cantat. "Il est essentiel que les enfants de Marie sachent que quelqu'un qui a tué leur mère est en prison", dit la mère de la victime.
"Homicide involontaire passionnel"
Marie Trintignant est rapatriée en France le 31 juillet, mais les médecins assurent déjà que "son cerveau est mort cliniquement". Elle est déclarée morte le 1er août au matin d'un œdème cérébral. Le lendemain, France Soir titre son article : "une anticonformiste tuée par la passion". Le même jour, le Figaro se désole de la disparition de "l’un des groupes les plus intéressants de la scène française" et écrit dans ses colonnes : "Bertrand Cantat se disloque dans le malheur le plus profond qui se puisse imaginer : tuer la femme qu'il aimait et survivre."
"La mort de Marie Trintignant, parce qu’elle témoigne des comportements extrêmes auxquels conduit la passion (...) bouscule notre imaginaire", écrit Le Parisien. "L’amour poussé à son extrême violence, la passion, comme souvent avec elle, cette fois destructrice", peut-on lire dans Le Journal du Dimanche.
Dans les jours qui suivent la mort de Marie Trintignant, de nombreux articles se consacrent à la carrière de Bertrand Cantat. "Le destin brisé de Noir Désir", écrit Le Monde le 3 août 2003. "Cantat, la chute d'une idole", titre de son côté un article du Journal du Dimanche du même jour. "Les Rita Mitsouko nous avaient prévenus depuis longtemps (..) "Les histoires d'amour finissent mal, en général", écrivent même les Inrockuptibles qui parlent d'"homicide involontaire passionnel".
"La violence masculine" évoquée dans de rares articles
Très peu de journaux évoquent des violences conjugales, et ils le font d'ailleurs en évitant soigneusement le terme. "Comment une banale dispute peut-elle dégénérer à ce point ?", s'interroge Libération le 2 août qui relaie toutefois, et c'est assez rare pour le souligner, les déclarations de la Fédération nationale Solidarité Femmes qui compare "le 'drame' de Marie Trintignant comme celui des femmes battues, 'un million et demi de femmes de tous niveaux sociaux'." Tribune retranscrite aussi par le journal Le Monde.
L'Humanité cite le 4 août dans ses colonnes "la féministe Florence Montreynaud, animatrice des Chiennes de garde". "La cause a un nom", dit-elle, "la violence masculine. La violence de certains hommes. Une violence liée à la virilité traditionnelle, à la culture machiste". Le mot de féminicide reste cependant absent.
Le 5 août Le Monde publie une tribune de Gisèle Halimi qui pour la première fois dans cette affaire parle de "violence conjugale". "Sans doute le violent n’aura-t-il pas voulu tuer. Mais seulement avoir raison, l’emporter, la corriger peut-être. Et toujours, comme partout dans le monde, depuis des millénaires et dans toutes les classes de la société, par la violence de l'homme contre la femme", écrit Gisèle Halimi. "Marie Trintignant par sa fin tragique devient un symbole", conclut-elle. Un discours très marginal. Dans le même temps, la presse oppose Marie Trintignant et Bertrand Cantat comme "la France d'en haut et celle d'en bas". Un article du Parisien rapporte que "les ventes des disques de Noir Désir ont été multipliées par deux ces dernières semaines".
"Un homme choqué, faible psychologiquement"
Le 13 août, l'autopsie conclut que l'actrice a reçu 19 coups, la majorité à la tête et au visage. Une seconde expertise confirme les coups mortels. La famille comme l'accusé souhaitent un procès en France. Le 7 août, la justice lituanienne exclut l'extradition du prisonnier avant un procès à Vilnius pour "homicide volontaire". On décrit alors sur France 2 un Bertrand Cantat "éprouvé", "homme choqué, faible psychologiquement, qui à plusieurs reprises cette semaine a expliqué qu'il voulait mourir". Le 21 août, le chanteur est aussi mis en examen par un juge français à Vilnius pour "violences volontaires ayant entraîné la mort sans intention de la donner" et "non assistance à personne en danger".
Un reportage sur cette affaire diffusé sur Canal + quelques semaines plus tard, en septembre, est intitulé "Fatale attraction" et dit faire les portraits de Marie Trintignant et Bertrand Cantat, "deux vies qui se sont fondues en une passion extrême, puis dans un effroyable fait divers". Quelques jours plus tôt, Paris Match parlait dans un article de "liaisons dangereuses" et posait cette question : "Que dirait Marie si elle pouvait encore parler? Chargerait-elle Bertrand Cantat comme la presse l’a si vite fait en reliant sa mort au problème des femmes battues ? Rien n’est moins sûr."
Mais ce discours est tout de même contredit par certains articles comme celui publié en septembre 2003 par les Inrockuptibles et qui dénonce le processus de "romantisation" de cette affaire. "En France, le romantisme excuse tout, y compris la violence induite par ce désir inconscient d’annuler symboliquement l’autre et sa parole dès qu’elle est source de souffrance - et qui n’a rien de romantique ni d’amoureux", écrit la journaliste.
"Huit longues années à ruminer la mort donnée à sa compagne"
À l'ouverture de son procès, le 16 mars 2004, Bertrand Cantat reconnaît "deux allers-retours" et implore le pardon. La défense renonce à plaider le "crime passionnel", alors moins sévèrement puni en Lituanie. Il est condamné à huit ans de prison le 29 mars. "Sa culpabilité est incontestable" mais il "n'a pas voulu les conséquences" de ses actes, estiment les juges. "Huit longues années à ruminer la mort donnée à sa compagne", commente France 2.
Bertrand Cantat est transféré dans une prison près de Toulouse le 28 septembre. Après quatre ans et demi de détention, le chanteur obtient sa libération conditionnelle le 16 octobre 2007. Nadine Trintignant dénonce "un signal négatif" envoyé à l'opinion en matière de violences faites aux femmes.
"Il est soutenu par une grande partie des médias"
Avec le recul, vingt ans plus tard, "l'affaire Cantat c'est l'affaire la plus emblématique en France des féminicides (...) cette histoire raconte tout ce qu'est un crime de violence conjugale 'banal'", expliquait ce dimanche sur France Inter la journaliste Anne-Sophie Jahn, autrice de Désir noir (Flammarion, 2023) sur ce sujet. Lorsqu'elle observe le traitement médiatique de 2003, "on est dans le champs lexical de l'amour, de la passion, du sentiment, on a l'impression qu'ils sont co-responsables d'un drame qui va être fatal à Marie Trintignant mais, finalement, dont elle serait quelque part l'auteure", juge-t-elle.
"Bertrand Cantat est une icône intouchable, il y a une forme de refus de voir en lui un simple criminel, un homme violent, qu'il est pourtant. Il est soutenu par une grande partie des médias, par la gauche, par ses fans et on va au contraire reporter la faute sur Marie Trintignant", assure Anne-Sophie Jahn.
Source: France Inter