Marie Trintignant en 1998 dans “Télérama” : “Je fais tout pour rester dans le monde de l’enfance”
DANS LES ARCHIVES DE “TÉLÉRAMA” – Cinq ans avant son meurtre, l’actrice nous recevait chez elle, à Uzès. Devant une toile étrange, une scène de Fellini, le berceau de ses fils… Confidences entre pastis et partie de cartes.
Par Bernard Génin Partage
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Un père comédien célèbre, mais aussi une mère réalisatrice et deux oncles acteurs (Christian et Serge Marquand) : Marie Trintignant est née dans le sérail. D’abord figurante dans les films de sa mère, elle fait ses vrais débuts à 17 ans, dans Série noire, d’Alain Corneau. Depuis, elle a imposé cette voix douce et rauque à la fois, ces yeux verts qui vous fixent imperturbablement, cette présence troublante qu’ont si bien captée des cinéastes comme Claude Chabrol (Une affaire de femmes, Betty) ou Pierre Salvadori (Comme elle respire).
« Je ne travaille pas cet été, avait-elle dit au téléphone. Pourquoi ne viendriez-vous pas me voir dans ma maison ? » A Uzès, dans le Gard, elle est arrivée en voiture, accompagnée d’un bambin de 2 ans (« mon Léon »). On a fait une halte au tabac du coin pour acheter un jeu de cartes (« Des amis viennent d’arriver, on va jouer au poker »). L’ancienne bergerie perdue en pleine garrigue, transformée en mas accueillant, avec de grandes pièces fraîches, est pleine d’un joyeux désordre qui témoigne de la présence d’enfants. Devant l’entrée, Roman, l’aîné, 12 ans, joue au football.
A l’ombre d’un patio, autour d’une petite table de jardin, elle sert le pastis, apporte une carafe d’eau glacée et étale une foule de documents annotés, préparés pour l’interview, en annonçant : « Je ne suis pas une tchatcheuse. Ce serait bien qu’il y ait beaucoup d’illustrations… »
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Ma chambre
« Dans cette grande maison, j’ai aménagé des pièces très différentes. J’en ai décoré une de façon orientale, un peu chargée. Quand je m’y trouve, je peux au mieux m’y alanguir, mais il m’est impossible d’y réfléchir. Pour réfléchir, je vais dans ma chambre. Tout est blanc, même le parquet. C’est parce que je peins les murs moi-même, et ça coule. Alors, autant peindre le parquet dans la foulée… C’est tellement blanc qu’on se réveille en pleine lumière, avec l’impression d’être au ski, sous un soleil éclatant.
Les enfants ont choisi leur couleur. Alors, il y a une chambre bleue, une orange, avec une salle de bains verte. C’est bien qu’ils créent eux-mêmes leur propre univers. »
L’enfant peint par Bonnard
« Sur un mur de ma chambre, j’ai une reproduction d’une toile de Bonnard, L’Enfant au seau. Pour moi, cette toile, c’est tout le monde de l’enfance, l’imaginaire tout d’abord. Vous connaissez la phrase de Jules Renard : “Qu’est-ce que notre imagination comparée à celle d’un enfant qui veut faire un chemin de fer avec des asperges ?” Les enfants me bouleversent. J’ai quatre garçons. Je disais toujours que j’en aurais six. C’est un chiffre qui me semblait idéal parce que ma mère vient d’une famille de six enfants. Une belle famille de Méditerranéens, très joyeuse, avec de la chaleur, des cris, du mouvement… Ce sont tous des personnes rares. Mon grand-père était un utopiste, un doux rêveur qui voulait faire la paix dans le monde. Ma grand-mère est toujours là. C’est une terrienne, franche, loyale et pleine de bon sens. Ensemble, ils ont dû être si complémentaires qu’ils ont fait des êtres exceptionnels, qui ont tous travaillé dans le cinéma comme comédien, monteur, costumier.
Petite, j’étais une rêveuse, très contemplative, et quasi muette. Dans cette toile de Bonnard, il y a la solitude enfantine aussi. Quand mes enfants se racontent des histoires ou chantonnent dans leur berceau, je les laisse. Je me dis qu’ils sont en train de faire leur vie intérieure. C’est important. C’est une force d’arriver à être seul et bien. C’est formidable d’élever des enfants, même si ça vous dévore totalement. Jules, mon petit dernier, a 3 mois. Je me dis qu’il sera prix Nobel de la paix tellement il respire la bonté. Je suis un peu obsédée par l’enfance. Je fais tout pour rester dans ce monde-là. Déjà, grâce à mon métier, je continue à “jouer”. »
Le film qui me bouleverse
« Je dois voir dix films par semaine. J’adore Fellini, bien sûr, Scorsese, Kusturica. Mais aussi Fritz Lang, Mankiewicz, Kubrick. J’ai des goûts éclectiques, karaté, western, comédie musicale… j’aime tout. Mais le film qui me bouleverse, c’est Amarcord. Je le regarde au moins cinq fois par an. Amarcord, c’est la mélancolie, le bonheur, la magie. C’est aussi un beau film sur l’enfance. Comme j’aime bien les choses que je ne comprends pas et qui me font rire malgré moi, j’adore cette scène de déjeuner volcanique qui tourne à la crise de nerf générale. Le père est fou de rage contre son fils. Soudain, il se prend la bouche à deux mains et la tord… Voilà un “truc” de jeu formidable. On dirait une idée d’enfant : un gosse pourrait faire ça si on lui donnait à jouer quelque chose. Je rêve d’avoir des initiatives pareilles, qui semblent un peu absurdes, mais qui renvoient à quelque chose de lointain, enfoui dans la mémoire. Il ne veut rien dire, ce geste et, pourtant, on le comprend tous. »
Choisir et être choisi
« Le personnage que j’aurais aimé jouer ? Il y en a cinquante. Mais je préfère me laisser choisir, j’aime avant tout l’excitation et le plaisir un peu trouble que cela procure. C’est le grand privilège des acteurs : voir qu’un metteur en scène vous a imaginé dans un personnage. Cette attitude passive m’évoque l’image d’une rangée de putes devant des hommes qui font leur choix… Petite, je disais souvent que je serais courtisane ! Le comédien est finalement très peu décideur. Il peut essayer de se préparer avant le tournage pour mieux comprendre son personnage. Mais, face au metteur en scène, puis face à ses partenaires, il faut savoir s’abandonner.
Il m’est arrivé une seule fois de solliciter un cinéaste. C’est Alain Cavalier. Je venais de découvrir Le Plein de super, film où Cavalier amorçait une seconde période. Je ne me souviens plus de la teneur de ma lettre, mais je revois le papier à lettres décoré d’un soleil que j’avais pris dans une chambre d’hôtel. Il m’a répondu : “Peut-être.” Depuis, j’ai adoré Thérèse, et je ne comprends pas qu’on n’ait jamais revu Catherine Mouchet, qui était extraordinaire.
J’ai aussi poussé mon père à écrire à François Truffaut, parce qui il rêvait d’être dirigé. Et ça a donné Vivement dimanche ! »
Renoir, père et fils
« Après l’échec commercial de Nana, Jean Renoir a dû vendre des tableaux de son père pour continuer à filmer. Il paraît qu’il gardait au mur les cadres vides pour ressasser sa honte. C’est très émouvant. Parce que, en même temps, c’est beau qu’une oeuvre d’art permette d’en faire naître une autre. Il y a là comme une transmission de beauté… »
“Les Enervés de Jumièges”
« Récemment, sur une carte postale, j’ai découvert une toile étonnante, Les Enervés de Jumièges, d’un certain Luminais. Elle illustre une histoire affreuse. Deux fils de Clovis II s’étaient révoltés contre leur mère Bathilde. Leur père les a fait “énerver”, c’est-à-dire qu’il leur a fait brûler les nerfs moteurs, de façon à ce qu’ils perdent leur force et leur virilité. Puis il les a placés sur un bateau, avec un serviteur et des vivres. Le cours de la Seine les a conduits jusqu’à Jumièges, où un ermite les aurait recueillis. Rien que le titre de la toile, si contradictoire avec cette image d’enfants inertes, me met en joie. Voilà un tableau à montrer aux enfants quand ils sont teignes avec leur maman. »
“Voyage au bout de la nuit”
« Le premier livre qui m’a stupéfaite, c’est Voyage au bout de la nuit, de Louis-Ferdinand Céline. J’avais 13 ou 14 ans. Je ne savais pas que la littérature pouvait arriver à ça. Je découvrais qu’on pouvait écrire différemment. Et lire différemment aussi. Cette façon de ne pas finir ses phrases, de dire des horreurs avec autant de verve et de fougue… Céline, quand je le lis, je ris. Quand je referme le livre, je suis horrifiée, abasourdie. C’est très fort d’arriver à fondre ces deux niveaux de lecture : le plaisir du texte, d’abord ; la réflexion, ensuite…
Le monde de la littérature est tellement vaste que, au moment de l’explorer, on peut se sentir découragé à l’avance. J’ai une méthode qui m’a réussi jusqu’ici : je demande aux gens que j’aime leurs dix titres préférés. Et quand j’aime un livre, je lis toute l’œuvre de l’auteur. »
Michel Platini
« Plutôt qu’évoquer les rencontres que j’ai faites, je préfère parler des gens que j’aimerais rencontrer. En ce moment, c’est Michel Platini. Il a fait plein de choses, cet homme-là. Récemment, il a déclaré qu’il allait passer le reste de sa vie à aider les gens. Les toxicomanes, les chômeurs… L’organisation de la Coupe du monde de football a permis la création de quarante mille emplois, dont dix mille resteront effectifs pendant deux ans encore. A la fin d’un match, un ancien chômeur est venu lui dire : « Vous m’avez rendu ma dignité. » Je trouve ça très beau. En plus, c’est un sportif intelligent. Moi, je ne comprends pas le football comme les hommes. Souvent, mon esprit vagabonde, mais Platini, je regardais tous ses matchs. »
Barbara et Rachel des Bois
« Avec Barbara, il m’est arrivé une jolie histoire. Je jouais une pièce à Nice, et elle chantait dans la grande salle du même bâtiment. J’avais les retours sonores. Elle commençait avant moi et finissait un peu après. Dès que la pièce était terminée, je me rhabillais à toute vitesse et, tous les soirs, j’assistais à la fin de son spectacle. D’ailleurs, à Paris, je n’en ratais aucun. Elle avait – ce que je retrouve chez une autre chanteuse que je viens de découvrir, Rachel des Bois – une grandeur, du panache, quelque chose de royal. Rachel, il y a un côté “cirque” chez elle, avec des couleurs “gipsy” dans sa musique. Ces deux femmes drôles et brillantes, qui écrivent leurs textes et sont belles en scène, sont très loin de moi, parce qu’au cinéma on est plutôt introverti. Mais ça me bouleverse. Au théâtre, j’y arriverais peut être… »
Paru dans le Télérama n°2535 du 12 août 1998
Source: Télérama.fr