"On pense rarement à ceux qui restent" : les confidences de Yannick Alléno, un an après la mort de son fils
ENTRETIEN - Le 8 mai 2022, Antoine Alléno, fils du chef étoilé, était renversé par un chauffard à Paris. Une association a été créée en sa mémoire pour accompagner les familles de victimes.
Yannick Alléno n'oubliera jamais cette nuit du 8 mai 2022. Ce soir-là, son fils Antoine, 24 ans, raccompagne une collègue à scooter. À l'arrêt au feu rouge, il est percuté par un chauffard au volant d'une voiture volée. Le jeune homme meurt sur le coup. En sa mémoire, le chef étoilé et ses proches ont créé l'association Antoine Alléno, pour accompagner les familles endeuillées et responsabiliser les automobilistes pour éviter de nouveaux drames. Un an après, Yannick Alléno reçoit Le Figaro dans l'un de ses établissements parisiens, au pavillon Ledoyen, et se confie sur les avancées obtenues... et ce qu'il reste à faire.
LE FIGARO. - Cela fait un an ce lundi que votre fils vous a été enlevé. Comment est-ce que l'on se relève après une telle épreuve ?
YANNICK ALLÉNO. - Il y a certainement plusieurs chemins. Celui que nous avons choisi, très rapidement, c'est de monter l'association Antoine Alléno pour continuer à faire vivre son nom et sa mémoire. Quand cela arrive, c'est un trou béant qui s'ouvre sous vos pieds. Je me suis mis à la place des gens qui n'avaient ni le nom ni la position sociale que j'ai grâce à mon métier. Et je me suis dit qu'il fallait absolument aider les autres.
Vous avez été frappé par la déshumanisation à laquelle vous avez été confronté dans cette épreuve, à l'hôpital, à l'institut médico-légal…
Nous sommes dans une société qui, de l'âge zéro jusqu'à l'âge adulte, accompagne les jeunes… Sauf au moment où ils partent. Il faut humaniser ça, car il y a quelque chose d'insupportable. Voir son enfant derrière une vitre à l'institut médico-légal… Et encore, pour nous, cela a été assez rapide : nous avons eu des témoignages de personnes qui ont mis trois semaines à récupérer leur enfant. Ce que nous avons vécu est comparable à une scène d'attentat. C'est arrivé en bas de la maison. Un amas de métaux et de sang, avec des cris, des pleurs.
On a parfois le sentiment qu'on dépense plus pour les auteurs de faits que pour les victimes. Yannick Alléno
Après un attentat, vous avez un dispositif qui se met en place dès les premiers instants, avec de la solidarité, des psychologues, un accompagnement… On ne laisse pas les gens seuls. Pour un accident, c'est l'inverse, on est seul, seul face à la réalité, où l'air est irrespirable et votre souffle coupé. Pourquoi cette différence de traitement entre les différentes catégories de victimes ? Il faut appliquer les mêmes règles d'accompagnement, ça ne peut pas être un simple fait divers.
Que doit-on changer ?
Il y a beaucoup de choses à faire. Que plus jamais on ne vous rende les affaires de votre gamin dans un sac plastique. Que plus jamais on ne laisse un enfant trois semaines à l'institut médico-légal. Que plus jamais on n'enterre un enfant sans pierre tombale, dans du sable. Que plus jamais on ne sache où est son enfant. Que plus jamais le policier ou le gendarme ne manque d'une formation adéquate pour annoncer le décès aux familles.
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Que peut apporter l'association Yannick Alléno ?
Nous allons lancer un numéro d'appel d'urgence avec une assistance permanente assurée par un professionnel pour pouvoir répondre aux personnes qui ont besoin d'aide. Nous cherchons une assistante sociale, ce n'est pas facile. Dans ces moments-là, la question à poser est “comment puis-je vous aider ?” On a par exemple une famille qui habite à Marseille et qui doit se rendre au procès pour son enfant à Lille. L'association va l'aider financièrement en subvenant aux frais de déplacements, de logement, voire le coût des repas, le temps du procès, parce que tout le monde n'a pas forcément les moyens.
C'est également une manière d'être présent auprès des proches de victimes, afin qu'ils ne se sentent pas seuls…
Quand ces drames arrivent, on pense rarement à ceux qui restent. Il y a les parents, évidemment, mais aussi les frères et sœurs. Souvent, les parents plongés dans les abîmes de la souffrance, ne regardent plus ceux qui vivent. Certains ont l'impression d'avoir perdu plus qu'un frère ou une sœur, mais aussi toute une famille. Il y a la question du petit copain ou de la petite copine : les victimes ont souvent une vie de couple, mais comme ils ne sont pas mariés, il n'y a pas de statut pour l'autre. Antoine et son amie vivaient ensemble depuis plusieurs années, mais il n'y a rien de prévu pour elle. On doit accompagner ces jeunes pour qu'ils ne passent pas à côté de leur avenir, par de l'écoute, une aide psychologique, des échanges avec des personnes qui ont traversé la même épreuve…
Y a-t-il des choses que l'État doit lui-même mettre en place pour améliorer cette prise en charge des proches de victimes ?
Il faut une égalité de traitement. On a parfois le sentiment qu'on dépense plus pour les auteurs de faits que pour les victimes. J'ai par exemple payé l'ambulance qui nous a conduits à l'hôpital… Je présume que l'auteur des faits n'a ni reçu de facture pour la voiture de police qui l'a conduit au commissariat, ni pour les frais d'avocat ou la prise en charge par un psychologue. L'administration pourrait faire preuve de plus d'égard et de compassion vis-à-vis des familles des victimes. Un ami qui a vécu le même drame que nous a reçu un courrier du fisc lui demandant de rembourser la demi-part de son enfant, comme un redressement fiscal. Tout ça fait mal. Les politiques tombent des nues quand on leur en parle.
Vous plaidez également pour la création d'un délit d'homicide routier…
Quand on est un chauffard, on ne peut pas ignorer qu'on peut être dangereux et tuer au volant d'un véhicule à moteur. Homicide involontaire, pour les familles, c'est dur à entendre. On sait que, quand on consomme des substances, qu'on vole des voitures, qu'on refuse d'obtempérer, on devient un délinquant en puissance, et, en cas d'accident mortel, on doit en répondre comme si c'était un acte volontaire. Cela responsabiliserait beaucoup plus de monde et sauverait des vies.
Notre système judiciaire manque d'outils de travail pour adapter ses réponses. Yannick Alléno
Après l'accident provoqué par Pierre Palmade, Gérald Darmanin s'est prononcé pour la création de ce délit d'homicide routier . Cela devient concret ?
L'Association travaille actuellement sur la création d'une qualification spéciale d'homicide routier avec le professeur Didier Rebut, et d'autres avocats. Cette proposition démontre qu'il n'y a pas d'obstacle constitutionnel. Je ne vois donc pas pourquoi ça n'arriverait pas. Notre système judiciaire manque d'outils de travail pour adapter ses réponses. Malheureusement, c'est trop tard pour Antoine, mais, pour les victimes qui viendront après le drame que nous avons connu, pour leurs proches, c'est important.
Qu'attendez-vous du procès de l'homme qui a tué votre fils ?
L'exemplarité.
Sur le scooter d'Antoine, il y avait aussi sa seconde de cuisine, qui s'en est sortie vivante. Comment va-t-elle ?
C'était les meilleurs amis du monde. Elle a repris le flambeau du restaurant pendant un an, elle tenait à le faire. Il est désormais temps qu'elle s'occupe d'elle, qu'elle travaille pour elle, plus pour Antoine. Elle a repris le chemin de sa formation ici, au pavillon. On est là pour elle, c'est sa famille ici.
Vous avez reçu des témoignages de personnes s'identifiant à Antoine…
Sa mort a fait comprendre que ça pouvait arriver à tout le monde. C'est impressionnant, et c'est pour cela qu'on doit agir dans un mouvement citoyen et civique. Généralement, ça fait trois lignes dans un canard, rien de plus. Or, chaque disparition de jeune est un drame pour la société, car elle perd un bout de son avenir.
Source: Le Figaro