Attaque de drones contre le Kremlin: les hypothèses possibles

May 09, 2023
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Alors, qui a envoyé deux drones sur le Kremlin la semaine dernière, et que dit ce geste de l'évolution de la guerre en Ukraine?

Tout cette histoire est un mystère et pourrait bien le rester à jamais, à part bien sûr pour ceux qui en sont à l'origine. Les deux questions sont liées, bien entendu; l'impact attendu sur la guerre dépend de qui a lancé ces engins. Mais il pourrait ne pas être le même en fonction de qui les combattants pensent être les auteurs de l'attaque. Il peut donc valoir la peine de s'engouffrer dans les puits sans fond des différents raisonnements possibles, les logiques comme les saugrenus, pour en examiner les possibilités.

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Les responsables russes montrent l'Ukraine du doigt et affirment que l'attaque est une tentative d'assassinat du président Vladimir Poutine –ce qui donne à Moscou toute latitude pour répondre de façon proportionnée, c'est-à-dire assassiner le président ukrainien Volodymyr Zelensky.

Pour certains observateurs, cette revendication (réfutée par les responsables ukrainiens) est une preuve que les attaques de drones ont pu être une «opération sous fausse bannière» concoctée par Poutine et ses sbires de façon à manquer Poutine (ou tout autre Russe) tout en leur donnant une excuse pour tuer Zelensky.

Des précédents

Poutine n'en serait pas à sa première fausse bannière. En 1999, juste après que le président Boris Eltsine l'a nommé Premier ministre, plusieurs bâtiments ont fait l'objet d'attaques à la bombe à Moscou et dans d'autres villes russes. On a su plus tard que les coupables étaient des agents de la police secrète russe qui voulaient exciter la colère populaire contre les terroristes musulmans –ce que fit précisément Poutine en utilisant ces attaques comme des excuses pour intensifier la guerre en Tchétchénie. Cette opération, souvent comparée à l'incendie du Reichstag par les nazis, a facilité l'ascension de Poutine à la barre du Kremlin après le départ d'Eltsine.

Pour les drones de la semaine dernière cependant, la théorie de la fausse bannière semble un peu exagérée. Poutine a déjà tenté de tuer Zelensky plusieurs fois; il n'a aucunement besoin d'imaginer un nouveau prétexte pour recommencer ou redoubler de violence contre une quelconque autre cible en Ukraine. Il y arrive très bien tout seul.

Les drones ont pu être conçus pour perturber les esprits russes, pour les rendre nerveux vis-à-vis du maintien au pouvoir de Poutine.

Des drones s'écrasant contre le Kremlin créent également l'impression que la guerre rend tous les Russes vulnérables, où qu'ils soient, y compris les principaux dirigeants de l'État –et ça ne peut pas être une sensation agréable pour des gens qui attendent que leur chef leur garantisse au moins la sécurité.

Il est possible que la mégalomanie de Poutine ait atteint de tels sommets qu'il en soit arrivé à penser que le seul fait d'être mis en danger par des tueurs ukrainiens déchaînerait le patriotisme du peuple russe et redoublerait son soutien de la guerre. C'est possible, mais rien n'indique que la guerre ait besoin d'un tel renouveau d'enthousiasme; sa poigne absolue, son contrôle des médias nationaux, sa suppression de toutes les critiques et sa capacité à mobiliser des vagues infinies de nouvelles recrues semblent lui assurer tout le soutien dont il a besoin.

Pour autant, qui sait comment fonctionne l'esprit de Poutine? Dans les obscures catacombes de ce royaume, les plans les plus fous passent peut-être pour des coups de maître.

Autre possibilité: les drones ont été envoyés par des rebelles russes –soit des citoyens ordinaires opposés à la guerre, soit des officiers militaires dissidents. La plupart des citoyens opposés à la guerre, et à Poutine, se sont exilés ou ont été jetés en prison, mais quelques saboteurs aventureux ont pu rester pour faire autant de dégâts que possible.

On murmure depuis longtemps que de nombreux officiers se méfient de cette guerre –certains depuis le début, et de plus en plus à mesure que son cours catastrophique tue ou mutile tant de leurs soldats les plus brillants et gâche le fruit de vingt années de réformes militaires. Si l'un de ces groupes voulait affaiblir Poutine, montrer la porosité du ciel au-dessus du Kremlin serait une bonne stratégie.

La piste ukrainienne

Enfin il reste l'accusation du Kremlin: ce serait l'Ukraine, la responsable. Si c'est vrai, il est peu probable que les tirs étaient supposés tuer Poutine. Pour commencer, il n'est pas certain qu'il dorme au Kremlin, et si cela avait été le cas cette nuit-là, ce ne sont pas deux drones faiblement chargés et programmés pour détonner en l'air qui auraient pu troubler son sommeil.

Mais comme pour la théorie des saboteurs de l'intérieur, les drones ont pu être conçus pour perturber les esprits russes, pour les rendre nerveux vis-à-vis du maintien au pouvoir de Poutine. Dans ce sens, l'attaque peut avoir ciblé deux types de Russes: les citoyens ordinaires dont les fils et les maris ont été transformés en chair à canon pour la guerre de Poutine; et l'élite, qui constate désormais que Poutine ne peut pas se protéger totalement lui-même, et par conséquent encore moins étendre son voile protecteur sur leurs propres vies et leurs fortunes.

Est-il techniquement possible que ce soit l'Ukraine qui ait lancé cette attaque? Quatre-cent-trente kilomètres environ séparent la frontière russo-ukrainienne du centre de Moscou. Donc oui, un drone pourrait aller aussi loin, surtout s'il n'est armé que d'une bombe relativement petite, comme cela semble avoir été le cas—et de faibles charges auraient largement suffi si la cible n'était pas un Russe en particulier mais susciter la peur chez les Russes en général.

«Il me semble que les dirigeants politiques de l'Ukraine font de leur mieux pour déstabiliser la situation politique intérieure russe.» Kirill Shamiev, spécialiste des relations entre civils et militaires

Certes, le président américain Joe Biden et d'autres alliés occidentaux insistent pour que l'Ukraine n'utilise pas d'armes américaines ou de l'Otan pour frapper des cibles à l'intérieur de la Russie, de peur de franchir une des «lignes rouges» de Poutine et de voir dégénérer la guerre. Cette inquiétude est la principale raison pour laquelle Biden ne veut pas donner à l'Ukraine d'avions de combat F-16 ou de missiles ATACMS.

Quoi qu'il en soit, il semble que rien n'interdise aux Ukrainiens de frapper le territoire russe avec leurs propres armes. Cela fait un moment qu'ils le font. Ces derniers jours, certaines attaques ont presque certainement été du fait de l'Ukraine, contre des chemins de fer russes, des centrales électriques, des raffineries de pétrole et, surtout, contre un dépôt de pétrole en Crimée (que la Russie considère évidemment comme territoire russe).

Kirill Shamiev, spécialiste des relations entre civils et militaires et chercheur invité au Conseil européen des relations internationales, est le plus convaincant parmi ceux qui pensent que c'est l'Ukraine qui a lancé les drones ou qui, en tout cas, trouvent cette théorie plus crédible que les autres.

«Il me semble que les dirigeants politiques de l'Ukraine font de leur mieux pour déstabiliser la situation politique intérieure russe», explique-t-il dans une interview accordée à Meduza, un des principaux journaux en ligne publiés par des Russes en exil. L'attaque, dit-il, «est une nouvelle illustration du fait que [...] Poutine est en train de perdre». Cela «fait peur aux gens [...] [de voir] que Moscou et le Kremlin ne sont pas à l'abri, qu'il y a encore quelque chose qui cloche».

S'il a raison (et encore une fois, personne n'en a la certitude à ce stade), alors la contre-offensive tant attendue de l'armée ukrainienne a peut-être déjà commencé.

Source: Slate.fr