"Sans eau, nous ne sommes rien" : en Espagne, la sécheresse ravive le conflit autour du Tage

May 13, 2023
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REPORTAGE

Rogelio Rios, cultivateur du sud de l'Espagne, utilise en partie l'eau détournée du fleuve Tage pour irriguer sa production de citrons.

De notre envoyée spéciale en Espagne – Depuis le début des années 1980, une partie des eaux du Tage, le plus long fleuve de la péninsule ibérique, est détournée pour alimenter le sud de l’Espagne. Un transfert qui a permis à cette région aride de devenir le "potager de l'Europe". Mais alors que l'or bleu devient de plus en plus rare sous l'effet des sécheresses à répétition et du dérèglement climatique, la colère gronde en amont du fleuve.

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"Avant, cet endroit était rempli de vie. Les touristes se comptaient par centaines toute l’année. On naviguait sur le lac, on pêchait, on riait", se souvient Ricardo Ortega sur son embarcadère. Depuis les années 1970, ce professionnel de la navigation, casquette vissée sur la tête et barbe grisonnante, tient une petite entreprise de tourisme fluvial à Sacedón, un village d’à peine 1 500 âmes en Castille-La Manche, à une centaine de kilomètres à l’est de Madrid. Mais aujourd’hui, ses bateaux de plaisance, malgré le grand ciel bleu et le soleil écrasant, restent tous amarrés au quai. Le tableau de réservations est désespérément vide.

Ricardo Ortega marche le long de son embarcadère. Depuis plusieurs mois, ses bateaux restent à quai faute de réservations. En cause : le niveau extrêmement bas du lac. © Mehdi Chebil, France 24

Derrière le sexagénaire, du sable, une terre aride et de la végétation brûlée s’étendent à perte vue. Au loin, un pont : "Avant, l’eau allait jusque là-bas", pointe-t-il. "Maintenant, on dirait un désert. Il n’y a plus d’eau ni d’humains." Quelques centaines de mètres plus loin, les portes du camping municipal sont fermées faute de clients. Quelques canoës abîmés s'entassent dans un coin, vestiges d'une époque où l'établissement avait les pieds dans l'eau.

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Mis en place dans les années 1950, ce lac artificiel est alimenté par les eaux du Tage, le plus long fleuve de la péninsule ibérique. À sa création, il a permis à cette région vallonnée de se développer en attirant une classe moyenne madrilène en quête de fraîcheur. On surnommait alors Sacedón la "plage de Madrid".

"Qui viendrait profiter d’un lac sans eau ?"

Avec un hic : à chaque épisode de sécheresse ou de fortes chaleurs, le débit du Tage diminue et ne permet pas au lac de se remplir. Or, avec le dérèglement climatique, ces phénomènes se font de plus en plus fréquents et intenses. Selon Ricardo Ortega, le lac n’a plus atteint un niveau normal de remplissage depuis 2008.

En 2023, la situation est à son paroxysme. En ce début du mois de mai, l’Espagne fait face à un déficit de précipitations inédit et à des températures records pour la saison. En amont, le niveau du Tage est tellement bas qu’il est possible de marcher directement dans son lit. Quelques kilomètres plus bas, le lac de Sacedón affiche seulement 33 % de sa capacité.

Le niveau du Tage, photographié ici le 8 mai 2023 près de Gualda, à l'est de Madrid, est déjà très bas. © Mehdi Chebil, France 24

"Petit à petit, les touristes ont arrêté de venir", déplore Ricardo Ortega. "D’un côté, qui viendrait profiter d’un lac sans eau où il est dangereux de naviguer et qui ressemble à un marécage ?" Pour maintenir son activité, le sexagénaire ne compte désormais plus que sur la restauration de bateaux. Ceux qu’il louait, eux, sont vendus un à un.

Mais pour l'homme, la sécheresse n’est que l’un des coupables à blâmer. "L’assèchement du lac est avant tout dû à la surexploitation de nos ressources hydriques. La sécheresse ne fait que renforcer le problème", dénonce-t-il. Dans son viseur : le transfert d'eau Tage-Segura. Initiative du régime franquiste inaugurée en 1979, cet immense réseau de tunnels, d'aqueducs et de canaux d’irrigation permet de transporter chaque année des milliards de litres d’eau du Tage depuis le réservoir de Sacedón jusqu’au "Levant espagnol" – la région d’Alicante, Murcie et Almeria. Une zone aride devenue le "potager de l’Europe" et un symbole de l’agriculture intensive.

"Pas une goutte de plus"

"Nous avons été sacrifiés au profit d’une autre région", martèle Ricardo Ortega. "Depuis la mise en place des transferts, nous ne vivons plus, nous survivons. Notre économie est en berne. Les jeunes partent, les commerces ferment…" Une colère partagée dans le village : sur la façade de la mairie, une banderole affiche en grand "Tage-Segura, pas une goutte de plus !"

Ricardo Ortega montre une vieille photo d'un canal qui permettait autrefois d'alimenter le lac artificiel avec les eaux du Tage. Il est à sec depuis 2008. © Mehdi Chebil, France 24

Mais la donne pourrait changer. Face à l’état alarmant du fleuve sous l'effet conjugué du dérèglement climatique et du pompage massif de l'eau, le gouvernement de Pedro Sanchez a décidé, en février, de limiter les transferts vers la région d’Alicante – une première. L’objectif affiché : baisser de 30 % les prélèvements d’ici à 2027 pour faire remonter le niveau du fleuve et ainsi protéger sa biodiversité. Le débit du fleuve a baissé de 12 % et pourrait chuter de 14 % à 40 % à l'horizon 2050, selon le gouvernement.

Si l’annonce est évidemment saluée par Ricardo Ortega, à 300 km de là, à l’autre bout du transvasement, la décision du gouvernement ne passe pas. À Alicante, Murcie et dans les petits villages alentour, les manifestations se succèdent avec un même slogan : "Sans transvasement, plus de potager".

Avant les transferts, "cette région ressemblait à l’Afrique"

Rogelio Rios a participé à plusieurs de ces rassemblements. À 52 ans, ce cultivateur de citrons à l'allure imposante et au teint hâlé ne cesse de le marteler : "Sans eau, ici, nous ne sommes rien !"

"Il y a 40 ans, avant l’arrivée de l’eau du Tage, cette région ressemblait à l’Afrique. C’était le désert. C'était morne et sans vie", explique-t-il depuis les hauteurs de son exploitation du sud d’Alicante. Il se souvient ainsi des difficultés de ses grands-parents, propriétaires du terrain avant ses parents et lui. "Ils ne pouvaient faire pousser que des oliviers, quelques amandiers et des céréales. Les rendements étaient faibles et il fallait vivre avec l’incertitude de savoir s’il allait pleuvoir suffisamment ou pas", relate-t-il. Un paysage difficile à imaginer alors que s’alignent devant lui les citronniers, orangers, amandiers et autres cultures de fruits en tout genre.

Rogelio Ortega surveille la croissance de ses citrons, dans la commune de La Pedrera, près d'Alicante, le 9 mai 2023. © Mehdi Chebil, France 24

"Le transvasement a été une révolution. C’est cela qui nous a permis de devenir le 'potager de l’Europe'", résume-t-il avec un grand sourire. Aujourd’hui, le secteur primaire – l’agriculture – concentre à lui seul 100 000 emplois directs et indirects dans le "Levant espagnol". Les fruits et légumes qui y poussent sont majoritairement destinés à inonder les rayonnages des supermarchés européens à des prix imbattables. Selon le syndicat central des irrigants du Tage-Segura (Scrats), 25 % des légumes et 71 % des fruits exportés par l’Espagne en viennent.

Et en ce printemps anormalement sec, l’importance de l’eau apparaît plus clairement que jamais. Rogelios Rios a ouvert les vannes pour irriguer ses 25 hectares de cultures dès le début du mois de mars, deux mois plus tôt qu’en temps normal. Il puise directement dans deux bassins installés sur son terrain – l’un est rempli de l’eau de la rivière Segura située à proximité ; le second, par le Tage. Une répartition, assure-t-il, qui permet de limiter les pressions sur les deux cours d’eau. Mais même en irriguant, il se prépare à subir une baisse de sa production annuelle. "Si la pluie n’arrive pas, il faudra certainement sacrifier une partie de la récolte pour économiser l’eau mais au moins nous n’aurons pas tout perdu", se rassure-t-il.

Dans un village voisin, à Torremendos, José Vicente Andreu arpente ses allées poussiéreuses de citronniers avec un œil inquiet. Lui aussi a déjà commencé à irriguer mais les effets de la sécheresse se font déjà sentir. À côté de citrons affichant une belle couleur jaune, d’autres restent totalement verts ou minuscules. "Les arbres manquent d’eau et ne parviennent pas à faire mûrir suffisamment leurs fruits", résume cet ingénieur agronome, président de l’antenne locale du syndicat agricole Asaja.

Dans l'exploitation de José Manuel Andreu, à Torremendos, au sud d'Alicante, les effets de la sécheresse sont visibles malgré une irrigation à la pointe de la technologie. © Mehdi Chebil, France 24

"Si on nous coupe l'une de nos principales sources d'eau – le Tage –, notre potager sera en danger", alerte-t-il. "Cela nous forcera à réduire nos productions ou à aller chercher une eau plus rare et donc plus chère. Cela fera automatiquement monter le prix de nos produits et nous deviendrons moins compétitifs sur un marché de plus en plus concurrentiel."

"Je suis plus inquiet à l’idée que le gouvernement nous coupe l’eau du Tage que par le dérèglement climatique", abonde Rogelio Rios. "Notre région connaît la sécheresse depuis 200 ans, on peut toujours s'adapter, sauf si on n'a plus d'eau. Dans ce cas, on ne pourra plus rien faire." Selon le Scrats, la réforme du gouvernement pourrait entraîner l'abandon de 12 200 hectares de cultures et la perte de 15 000 emplois.

Lorsqu'on les interroge sur les critiques formulées en Castille-La Manche, leur réponse est la même : "L'eau de l'Espagne appartient à tous les Espagnols. C'est ce que dit la Constitution. C'est normal de la partager."

Miser sur les technologies

Le sort du Tage a investi le débat public à l’approche des élections régionales prévues fin mai, ravivant des tensions aussi vieilles que le transvasement lui-même. Outre les manifestations, le sujet fait régulièrement la une des journaux. L'Asaja et le Scrats ont par ailleurs annoncé déposer un recours en justice contre la baisse des transferts.

Le sujet crée même des alliances qui paraissent impossibles. Les socialistes à la tête de la région de Valence se sont associés aux conservateurs du Parti populaire de Murcie contre le décret. À l'inverse, en Castille-La Manche, les socialistes au pouvoir reçoivent l'appui des élus de droite pour demander la fin complète du transfert Tage-Segura. "Plus l'eau se fait rare, plus elle devient un enjeu politique crucial et majeur", assure José Vicente Andreu.

De son côté, le gouvernement se défend en assurant se conformer aux règles environnementales de l’Union européenne qui exige de protéger les bassins hydrologiques. Pour pallier le manque des agriculteurs, il promet une hausse des investissements pour développer des sources d'eau alternatives. Parmi elles, la désalinisation d'eau de mer. Une "fausse solution", déplorent les deux agriculteurs interrogés : "L’eau dessalée coûte beaucoup plus cher que l’eau du Tage et elle a un fort impact écologique – il faut beaucoup d’électricité pour la produire et cela crée des déchets nocifs", s’exclame Rogelio Rios. "Cela doit être un complément, pas une solution en soi", abonde José Vicente Andreu.

"Si nous œuvrons à utiliser l’eau de la façon la plus raisonnée possible, il peut y en avoir assez pour tout le monde", assure l’ingénieur. Depuis 2018, ce dernier tente de faire de son exploitation un exemple de bon usage de "l'or bleu". L'humidité de chaque parcelle est strictement scrutée grâce à des sondes installées dans le sol qui envoient des données en temps réel sur une application mobile. À cela s’ajoute un système d’irrigation au goutte-à-goutte pour maîtriser chaque millimètre d'arrosage.

José Vicente Andreu montre comment il utilise son téléphone pour surveiller le taux d'humidité dans le sol et maîtriser en temps réel les besoins en eau de son exploitation, à Torremendos, au sud d'Alicante. © Mehdi Chebil, France 24

De Castille-La Manche au "Levant", pour les écologistes espagnols, ce conflit autour du fleuve Tage est en réalité la parfaite illustration d’un système à revoir en profondeur. "Il faut un nouveau plan hydrologique à l’échelle nationale", expliquait récemment Julio Barea, responsable de la question de l’eau à Greenpeace Espagne. "Aujourd’hui, 80 % de l’eau est utilisée dans l’agriculture et dans l’irrigation. Dans ce contexte de climat qui change et s’aridifie, cela n’est plus soutenable."

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Source: FRANCE 24