Dimitri Minic : " La décision d’envahir l’Ukraine était fondée sur un mirage typique des élites politico-militaires russes "

May 19, 2023
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Dimitri Minic. IFRI

Chercheur au centre Russie-Eurasie de l’Institut français des relations internationales et spécialiste de l’armée russe, Dimitri Minic analyse, dans Pensée et culture stratégiques russes. Du contournement de la lutte armée à la guerre en Ukraine (Editions de la Maison des sciences de l’homme, 632 pages, 29 euros), les ressorts théoriques et doctrinaux qui ont conduit l’armée russe dans l’impasse en Ukraine.

En quoi consiste la théorie du contournement de la lutte armée, qui s’est progressivement imposée dans l’armée russe à partir des années 2000 ?

Au début des années 1990, des théoriciens militaires russes ont commencé à souligner l’importance des moyens et des méthodes non militaires, et militaires indirects, pour atteindre des objectifs politiques décisifs. Selon eux, non seulement la lutte armée n’est plus obligatoire pour obtenir des avancées, mais, si elle devait être nécessaire, elle n’occuperait qu’une place limitée et finale dans la guerre. Cela s’est traduit par l’exploration de concepts et d’outils précis : la guerre informationnelle, les actions indirectes et asymétriques, le recours à des formations armées irrégulières, l’emploi de forces spéciales, la dissuasion stratégique, etc. : tout ce que l’on qualifie un peu rapidement en Occident de « guerre hybride ».

Ces théoriciens ne se sont pas mis d’accord sur un concept qui engloberait l’ensemble de cette réflexion très plastique, mais il peut être résumé sous l’expression « contournement de la lutte armée », qui permet de prendre en compte la richesse et les nuances d’une réflexion stratégique longue de trente ans, dont l’idée de départ est le recul de la lutte armée. Ce contournement a investi progressivement les discours des officiels militaires et les doctrines.

En quoi cette théorisation est-elle en rupture avec la pensée militaire héritée de l’Union soviétique ? Pourquoi la Russie s’est-elle résolue à faire évoluer sa stratégie ?

Historiquement, la pensée militaire soviétique était tournée vers l’étude de la lutte armée et de sa préparation, fondée sur une lecture classique de Carl von Clausewitz [théoricien militaire prussien (1780-1831)], selon laquelle la guerre est considérée, d’abord et avant tout, comme une violence armée. Le fait que Lénine se soit approprié Clausewitz a permis à l’armée soviétique d’endosser cette vision. Il s’agissait d’une interprétation militaro-idéologique dont les théoriciens révisionnistes des années 1990 ont tenté de se débarrasser.

La raison majeure de cette évolution théorique de la lutte armée vers son contournement est la perception fantasmée de la guerre froide, selon laquelle Washington aurait réussi, d’après les théoriciens militaires russes, à tuer l’URSS sans lui faire la guerre et, ainsi, « remporter la plus grandiose victoire de l’histoire de l’humanité », pour reprendre les mots du général Tcheban. Ce dernier a occupé des postes de direction au Centre d’études stratégico-militaires de l’état-major général et au Service fédéral des frontières, aujourd’hui intégré au FSB, le service responsable de la sécurité intérieure de la Russie, dont est issu Vladimir Poutine.

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Source: Le Monde