"L'Amour et les forêts", conte hitchcockien sur une relation d'emprise

May 24, 2023
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Si l'on devait dresser la liste des sujets qui semblent saturer la fiction contemporaine, les hommes toxiques et les rapports d'emprise au sein du couple figureraient sans doute au sommet. Avant d'entrer dans le Larousse en 2021, le mot «féminicide» appartenait encore principalement au vocabulaire militant –aujourd'hui, cette réalité impossible à ignorer s'affiche aussi bien sur les murs de nos villes que sur nos écrans.

Avec L'Amour et les forêts, adapté du roman éponyme d'Éric Reinhardt paru en 2014, Valérie Donzelli livre sa propre interprétation: un conte sombre et implacable, loin du naturalisme que l'on aurait pu attendre pour un tel récit.

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Le film, en salles le mercredi 24 mai et présenté le même jour au Festival de Cannes, retrace la relation destructrice entre Blanche (Virginie Efira) et son mari Greg (Melvil Poupaud). Dans un récit de plus en plus asphyxiant, la cinéaste raconte l'emprise sous toutes ses coutures, en gardant le spectateur fermement ancré dans la perspective de Blanche.

Un rôle de «narcissique total» pour Melvil Poupaud

Valérie Donzelli a coécrit le film avec Audrey Diwan, à qui l'on devait l'impressionnant L'Événement, Lion d'or à la Mostra de Venise en 2021, sur une jeune femme qui cherche à avorter en 1963. Les deux œuvres, qui partagent le même directeur de la photographie, Laurent Tangy, ont aussi en commun une certaine capacité à mettre leur public sous tension. «Je voulais faire un film très sensoriel, très mental, qu'on ressente vraiment le point de vue de cette femme, explique Valérie Donzelli. Essayer de comprendre comment ces questions d'emprise se construisent et comment, à un moment donné, on ne sait plus quoi penser par soi-même.»

La mécanique se met d'abord en place par de toutes petites choses. Des brimades qui semblent anodines. Comme quand Greg, lors de leur premier voyage ensemble, fait une remarque à Blanche sur sa coupe de cheveux. Le déménagement dans une autre ville, qui isole la jeune femme de ses proches. Plus tard, viendront les coups de fil incessants et inquisiteurs. Les moyens de contrôle sont de plus en plus forts, de plus en plus durs. «C'est comme un nœud coulant qui se ferme autour de soi», analyse Valérie Donzelli.

Melvil Poupaud, parfaitement casté dans le rôle de Greg, incarne toutes les facettes de l'homme toxique: son charme irrésistible, sa vulnérabilité, mais aussi sa menace. «C'est quelqu'un qui a sa logique à lui, qui est enfermé dans son point de vue. C'est un narcissique total, c'est-à-dire qu'il ne voit que son point de vue. Il n'a aucune empathie pour les autres», décrypte Melvil Poupaud.

En accord avec le ton du film, l'acteur confère à son personnage l'intensité d'un grand méchant, sans pour autant tomber dans la caricature. «J'aime bien quand le curseur est poussé assez loin. Je n'aime pas trop les trucs en demi-teinte. J'ai fait quelques films où on me dirigeait en me disant: “Fais en moins, fais en moins”. J'aime mieux en faire trop, quitte à ce que le dosage se fasse aussi au montage.»

Melvil Poupaud, parfait dans le rôle de Greg, incarne toutes les facettes de l'homme toxique. | Rectangle Productions / France 2 Cinéma / Les Films de Françoise

Film hitchcockien… et «donzellien»

Pour son sixième long métrage, Valérie Donzelli, qui voulait éviter de faire un «film à sujet», s'est inspirée du cinéma d'Alfred Hitchcock: «Je souhaitais avant tout m'exercer au thriller, au film d'angoisse.» À l'aide d'une mise en scène inventive et expressionniste, et d'un montage parfois abstrait, la cinéaste expérimente pour faire de son film une expérience viscérale. La palette de couleurs se fait progressivement plus sombre. Quant à la maison dans laquelle se déroule une grande partie du film, elle est froide, toute en angles, ses grands espaces ouverts laissant planer une paranoïa constante.

La réalisatrice a aussi multiplié les dispositifs visuels: pour filmer les moments insouciants et romantiques du début du film, elle a tourné en pellicule Super 16, qui donne à l'image un grain doux et intemporel. Puis elle passe à la caméra numérique pour la partie plus sombre et plus dure du récit. «Petit à petit, le film est de plus en plus précis visuellement, avec des lignes plus fuselées, plus tranchantes, quand on arrive dans cette maison dans laquelle il l'isole, et qui sera la maison de l'emprise et de l'enfermement.»

Un film hitchcockien, donc, mais aussi «donzellien»: la cinéaste a remodelé les personnages du roman pour leur insuffler sa «libido de cinéma». Son personnage masculin, par exemple, a été renommé Grégoire Lamoureux. Quant à Blanche Renard, elle a une sœur jumelle, également incarnée par Virginie Efira. Lorsque cette dernière vient en aide à sa sœur, c'est ainsi comme si Blanche était secourue par elle-même.

Jamais loin de l'influence de la Nouvelle Vague, Valérie Donzelli invoque aussi Jacques Demy lors d'un court interlude musical, qui trahit le dernier souffle romantique d'une histoire déjà vouée à l'échec. Une unique chanson pour un moment bien précis, révèle la réalisatrice: «Je l'ai écrite parce que j'ai senti que c'était important de le faire à ce moment-là. Elle démarre comme quelque chose de très réaliste, puisqu'il chante a cappella, puis bascule dans quelque chose de beaucoup plus musical, qui est comme une forme de déni de l'emprise amoureuse. Elle veut croire à ce rêve.»

Dans un récit de plus en plus asphyxiant, le sixième long métrage de Valérie Donzelli raconte l'emprise de Greg (Melvil Poupaud) sur sa femme Blanche (Virginie Efira). | Rectangle Productions / France 2 Cinéma / Les Films de Françoise

«Ne pas prendre le spectateur en otage»

Même en opérant dans le registre du «mélodrame psychologique», Valérie Donzelli n'oublie jamais la réalité inéluctable dont elle s'inspire. «Tous les trois jours, une femme meurt sous les coups de son conjoint. C'est une vraie réalité. Cette violence, on ne peut pas l'éviter et le film ne devait pas l'éviter. On va jusqu'au bout de cette mécanique. Mais ce qui était très important pour moi, c'était de ne pas prendre le spectateur en otage.»

Le film s'ouvre ainsi sur un dialogue, qui viendra ponctuer tout le récit, entre Blanche et une autre femme. Cette conversation, au cours de laquelle Blanche retrace son expérience, permet d'évacuer tout suspense sordide et de comprendre dès le début que Blanche s'en est sortie.

«J'avais envie de faire un film sur la parole qui se libère, et la réception de cette parole par quelqu'un qui peut l'écouter et la recevoir, justifie la réalisatrice. Quand on vit des situations comme ça, c'est évidemment très compliqué d'en parler, parce qu'au départ, on raconte que c'est merveilleux... Et après, on déjoue presque ce qu'on a raconté, donc c'est comme si on se contredisait. Et, très vite, on a honte, donc on se tait. Et je crois qu'à partir du moment où on arrive à parler, c'est qu'on est sur la voie de la libération.»

Pour Melvil Poupaud, qui dit avoir été «parfois dépassé par la folie» de ce qu'il devait jouer, le style mélodramatique du film ne diminue en rien la portée de son message. «L'équipe et Valérie m'encourageaient à être, pendant les prises, ce sale bonhomme, mais de manière expiatoire. Comme un totem en face duquel tout le monde se dit: “OK, c'est lui, on l'a bien identifié. C'est ça qu'il ne faut pas être.” Même si j'étais le salopard, j'ai senti que le travail qu'on fournissait était salutaire pour tout le monde. Je pense que si on doit en tirer quelque chose, c'est ça: c'est un film qui tire une sonnette d'alarme sur un problème qui existe depuis toujours, mais sur lequel on n'a mis des mots qu'assez récemment.»

Source: Slate.fr