"Décivilisation" : pour le sociologue Jean Viard, "l'accumulation de violences donne le sentiment qu'on s'entretue dans cette société, ce n'est pas vrai"

May 27, 2023
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"Décivilisation" : le mot prononcé par Emmanuel Macron en Conseil des ministres, mercredi 24 mai, pour qualifier les violences dans la société, pose la question de l'origine de ce terme. C'est le sujet du jour pour notre rendez-vous avec le sociologue Jean Viard.

Le sociologue Jean Viard répond aujourd'hui à une question de société sur laquelle nous avions prévu de revenir. Il s'agit de ce concept de décivilisation. Quel lien y-a-t-il à faire entre les violences de notre société, l'expression "processus de décivilisation", ce sont les termes employés par Emmanuel Macron, mercredi dernier, en Conseil des ministres.

franceinfo : Jean Viard, nous avons appris que vous étiez au berceau de la renaissance de ce mot lors d'un déjeuner la veille, mardi 23 mai, avec Emmanuel Macron et d'autres sociologues ?

Jean Viard : Oui, tout à fait. Pour être honnête avec vous, c'était un mot un peu périphérique parce que je ne m'étais pas aperçu qu'il avait été prononcé, donc ce n'était pas au centre de la discussion, il a dû être prononcé à la fin, sinon, je pense que j'aurais réagi.

Moi, je ne crois pas du tout qu'on est dans une phase de décivilisation. Je pense qu'on est en train de changer de civilisation. C'est ce que dit aussi Edgar Morin, qui a écrit plusieurs livres sur ce thème de "changer de civilisation". On était dans une civilisation de l'industrie, du progrès, qui devait aller de l'avant, allonger la vie, vivre plus longtemps, qui nous a fait faire des choses merveilleuses, et qui, en même temps, nous a fait faire une crise considérable vis-à-vis de la nature. On a changé.

Aujourd'hui, on est dans une civilisation qui est dirigée par la nature, c'est la nature qui fait l'histoire, c'est l'accélération du réchauffement climatique, des incendies, de la montée des eaux, de certaines maladies, etc. Et l'homme va courir après la conséquence des travaux de nos anciens, pour essayer de refaire un monde vivable. Donc, c'est une bifurcation, Pierre Veltz dit que c'est une bifurcation. On est une société d'individus, extrêmement autonomes, et le problème, c'est comment on organise cette foule énorme qui a une volonté de vivre, de soleil, de vacances, de travail, etc, comment on l'organise pour cette bataille.

L'idée de cette entrevue pour le président de la République, avec vous et vos collègues sociologues, c'était que vous apportiez un éclairage sur les transformations de la société. Donc, la décivilisation qui est, en tout cas d'un premier abord et dans la foulée, le terme qui a été retenu, ce n'est pas du tout ce qui animait les discussions ?

Non, pas du tout. Il faut dire une chose, d'abord, moi je trouve très positif qu'un président de la République prenne du temps pour rencontrer des intellectuels, quand la situation est difficile. Il avait rencontré des économistes, il y a quinze jours. Là, il a rencontré des sociologues. Il faut toujours le dire, le pouvoir utilise trop peu les intellectuels. On est quelque part, payé pour conseiller le prince, suivant la vieille antienne. Donc ça, c'était très positif.

Après, ce n'était pas le sujet principal. Le sujet principal, c'était comment expliquer, proposer aussi, une vision un peu différente. Philippe Moati, qui, lui, est très opposé à la publicité, pense que la première manière de faire décroître une société, c'est de ralentir la pression publicitaire qui nous fait désirer sans arrêt de nouvelles choses, donc c'était ça l'enjeu. Le but, ce n'est pas de décroître, c'est de changer d'outil. Comment on produit de l'énergie qui ne pollue pas, comment on produit des déplacements qui ne polluent pas, des vaches, si je peux me permettre, qui ne pètent pas etc...C'est tout ça qui est en débat.

Et comment expliquez-vous que parmi tous les concepts et les idées que vous avez avancés, c'est celui de décivilisation qui a été retenu par le président de la République ?

Parce que d'une part, je pense que ça a fait tilt avec une préoccupation qu'il avait, il a saisi le mot au bond, peut-être qu'il le connaissait à l'avance, je ne sais pas. Après, c'est vrai qu'en ce moment, on est dans une phase où il y a eu des violences, les trois jeunes policiers tués à Lille, c'est une monstruosité, mais effectivement, c'est quoi ? Ce sont des chauffards drogués, alcoolisés, qui prennent une autoroute à contresens, ça aurait été trois charcutiers, c'était pareil, ils n'étaient pas visés comme policiers. C'est un peu différent l'infirmière à l'hôpital, qui a été assassinée par quelqu'un qui n'avait pas l'air très "dans l'axe", si je reste poli. Donc, du coup, ça fait accumulation de violences, et donc ça donne le sentiment qu'on s'entretue dans cette société. Ce n'est pas vrai, je suis désolé, ce n'est pas vrai.

Avec des chiffres à l'appui ?

Mais oui, par exemple, Il y a 40 ans, il y avait 1400 meurtres par an, on doit être à peu près à 800 aujourd'hui, mais on est beaucoup plus nombreux. Et puis surtout, une chose : on est une société où le temps est à nous, donc on ne veut plus attendre. On voit bien les gens violents à l'entrée de l'hôpital, dès qu'il faut attendre, les gens deviennent tendus. Il y a des tendances. Il y a un sentiment que les services publics ne font pas leur boulot et qu'au fond, on paie des impôts, donc on agresse les enseignants, on agresse les élus. C'est vrai, mais n'exagérons pas. Je ne dis pas qu'il n'y a pas du tout d'augmentation des violences, mais n'exagérons pas.

Source: franceinfo