TÉMOIGNAGE. Pour ce soldat ukrainien, " la guerre, c’est lorsque le diable tire sur le diable "
La ville ukrainienne de Bakhmout, dans l’est de l’Ukraine, est une terre de désolation absolue. Cette ville où autrefois vivaient 70 000 habitants est devenue une cité fantôme, en ruines, réduite en poussière et en gravats. Mais elle reste le théâtre d’affrontements acharnés entre les forces russes qui l’ont conquise le 20 mais et l’armée ukrainienne qui l’encercle désormais par le nord et le sud.
Même si les mercenaires du groupe Wagner se sont retirés, les combats continuent, et avec eux tout ce que la guerre peut contenir d’horrible. Mètre par mètre, l’armée ukrainienne défend, perd et gagne son territoire. Au prix absolu : celui de vies humaines. Les soldats qui défendent Bakhmout savent pourquoi ils sont là : l’indépendance de leur pays dépend de leur sacrifice.
En février 2022, lorsque la Russie a tenté l’invasion entière d’un pays qu’elle n’a, de fait, jamais cessé tout à fait d’agresser depuis la chute de l’URSS, nombre d’Ukrainiens qui n’avaient rien à voir avec le monde militaire se sont enrôlés.
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Nom de guerre: «Fish»
Fish est l’un d’eux. A 36 ans, rien ne le destinait à devenir soldat. Après des études de médecine à Kiev, Fish était devenu immunologue. Le 24 février 2022, sa vie civile, comme celles de millions d’Ukrainiens, a volé en éclats. Après avoir mis sa famille à l’abri loin de la capitale, il a décidé de défendre son pays et de s’engager comme infirmier des forces. Il sert dans une compagnie d’assaut d’un des régiments mécanisés déployés sur la ligne du front de l’est.
Depuis plus d’un an, Fish frôle la mort, la sienne et celle de ses camarades, tous les jours. Il ne sait pas s’il sortira vivant de cette guerre : J’ai pris un billet à sens unique pour la ligne de front, ironise ce sous-officier fan de musique (d’où les références à des groupes et des chansons dans le texte qui suit).
Désormais, depuis Bakhmout et du fond d’une tranchée creusée en une journée avec trois de ses camarades, il écrit pour témoigner du quotidien d’un soldat, de l’absurdité de la guerre, de la frontière floue entre le Bien et le Mal.
Début juin, Fish a confié le texte qui suit. Il s’agit des réflexions d’un combattant sur le sens de la guerre. Un combattant qui pense qu’aucun camp ne peut revendiquer d’être le bon camp sûr de son droit. Un combattant convaincu que tous les soldats deviennent fatalement des diables .
« Le diable tire sur le diable »
« Tout ce que j’ai écrit est sorti des tranchées, près de Bakhmout, sous le feu de l’artillerie, aux premières heures du jour, en attendant l’ordre de contre-attaquer. Retiens la nuit » (Save Tonight), comme chantait en 1997 Eagle-Eye Cherry. J’ai utilisé un papier, un stylo, et une bougie.
Qu’est-ce qu’un soldat peut voir de là où il est ? Un soldat qui n’a aucune envie de faire partie de tout ça, mais qui s’accepte, qui accepte son devoir et ce que ça coûte d’être ici. Il voit un endroit qui s’appelle l’Enfer.
Aujourd’hui, nous sommes à l’abri dans une position d’artillerie creusée par nous quatre, en 24 heures. Nous sommes assis sous terre, en attendant l’ordre d’attaque. N’importe quand, n’importe où, quel que soit notre état mental.
Deux soldats ukrainiens dans leur abri enterré. | DR Voir en plein écran Deux soldats ukrainiens dans leur abri enterré. | DR
J’attends ici, et je prie tous les dieux et diables de ne pas faire une mauvaise rencontre avec un obus à fragmentation de 122 mm. Tout ce que je peux faire, c’est prier – mais combien de temps puis-je tenir ? C’est le troisième jour de bombardements aujourd’hui.
Que peut voir un soldat d’ici ? Il y a un malentendu sur la réalité de la guerre. Croyez-moi : aucun livre, aucun film ne peut décrire la réalité de la guerre. En fait, on ne peut pas la comprendre. C’est plus une question de sentiments que de compréhension. En fait, c’est une absence de sentiments, sauf la haine – merci Dexter Holland (une référence au chanteur du groupe punk The Offspring et au morceau Cool to hate).
Alors, que voit le soldat ? L’aveuglement tue sa capacité à accepter ce monde comme un ami, comme avant. Mais les choses que les aveugles voient sont bien plus réelles, et cette réalité est pire que le plus glauque des hôtels de Reeperbahn Strasse (le quartier rouge de Hambourg). Je suis un soldat. Le groupe The Killers dit que nous avons probablement des âmes, mais ils n’en sont pas sûrs.
Un aperçu rapide et superficiel de chaque guerre montre qu’elle découle de la confrontation entre les forces de la lumière et celles de l’obscurité (encore faut-il reconnaître que l’obscurité est relative). Les choses bonnes sont connues. Leur contraire, les choses sombres et mauvaises qui ne méritent pas d’exister, a aussi beaucoup de noms. Mais parler d’elles en public est inacceptable socialement. On peut utiliser beaucoup de mots pour parler de la même chose, mais qu’en est-il de l’honnêteté et de la responsabilité individuelle ?
Soyons honnêtes : chaque guerre commence avec de bonnes intentions. Mais, comme le disent les rockers canadiens de Japandroids, au diable, les bonnes intentions (To hell with good intentions) ! Il n’y a jamais eu d’armées en guerre qui ne se considèrent pas comme les représentants de la lumière et du divin : Gott mit uns (armée impériale allemande, puis celle du IIIe Reich), les croisés, les conquistadors.
La blague, c’est qu’à la guerre Dieu n’est jamais de ton côté.
Mais qui sont les sales types ? Qui représente le côté sombre ? Heureusement, nous avons l’histoire, pas comme un dogme ou de la propagande, mais comme source de savoir. L’histoire nous dit que les anges n’ont jamais gagné aucune guerre.
Je vais vous parler de l’obscurité : nous, les soldats, sommes les ténèbres.
Un peu de repos pour Fish entre deux actions de feu. | DR Voir en plein écran Un peu de repos pour Fish entre deux actions de feu. | DR
La guerre n’est pas un combat biblique entre le Bien et le Mal. La guerre, c’est lorsque le diable tire sur le diable. Il n’y a aucune couleur, à part le noir. Celui qui tire le premier va s’autoproclamer Dieu, jusqu’à ce qu’un nouveau diable surgisse et Dieu s’écroulera.
Nous autres soldats avons déjà accepté le fait qu’il n’y aura pas de billet pour le paradis pour nous, ni pour ceux qui remplaceront nos corps sur la ligne de front. Les tranchées sont trop éloignées du monde où existe Dieu. Le diable tire sur le diable. Admettre la mort et l’exalter. La mort avant le déshonneur.
Notre diable gardera votre Dieu en vie. Nos âmes ont été achetées et le prix est au rabais. Vous savez qui les a achetées, mais savez-vous qui les a vendues ? »
Source: Ouest-France