De “Call the Midwife” à “Faux-semblants”, les accouchements de plus en plus sanglants à l’écran
Sang, placenta, sécrétions sont désormais filmés en gros plan dans les fictions. Loin de la nativité béate, la naissance prend un tournant saignant. Mais que raconte cette mise en scène crue de la maternité ?
Dans « Faux-semblants », Rachel Weisz incarne Berverly et Elliot Mantle, des jumelles obstétriciennes troublantes. Photo Niko Tavernise/Prime Video/Amazon Studios
Par Caroline Veunac Partage
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Cauchemar sophistiqué sur des jumelles obstétriciennes, Faux-semblants 2023 contient des images d’accouchement plein cadre. Que nous raconte l’insertion de ces plans à la force documentaire, au sein d’une série (adaptée du film de 1988 signé David Cronenberg) par ailleurs stylisée à l’extrême ? D’abord, en écho à Courbet peignant L’Origine du monde, ils nous obligent à voir ce qui, dans les films et les séries populaires, restait traditionnellement caché sous un drap pudique : un sexe de femme ensanglanté duquel s’extrait la tête d’un nourrisson couvert de vernix, la substance jaunâtre qui le protégeait in utero. De l’accouchement de Rachel dans Friends en 2002 à celui d’Alison dans En Cloque, mode d’emploi (2007), tout est d’ordinaire fait pour nous épargner les aspects les plus organiques de la naissance, les scénaristes détournant notre attention en exagérant les cris et halètements de la mère courage et les pitreries du papa balourd, jusqu’au moment où un bébé tout propre sorti d’on ne sait où leur était déposé dans les bras.
Faux-semblants subvertit ce fantasme édulcoré, et elle n’est pas la seule. Depuis quelques années, les sécrétions corporelles ont fait leur entrée dans le champ de la représentation de l’accouchement, et avec elles, c’est toute la signification culturelle et sociale de cette expérience qui se voit réévaluée. Prenez This is Going to Hurt (2022) : dans cette série de la BBC au titre sans péridurale, écrite par un vrai obstétricien, Adam est l’accoucheur surmené d’un hôpital anglais en sous-effectif. Et c’est brutal. Un pied de bébé sortant de l’entrejambe d’une mère, une baignoire copieusement remplie de sang, des murs maculés d’hémoglobine… Ce réalisme physiologique est d’autant plus frappant qu’il s’inscrit dans le constat de la faillite du service public. Non, les bébés ne naissent pas dans les roses… Eh oui, la manière dont une femme vit son accouchement dépend beaucoup de la qualité du système de soins qui lui est proposé.
« This is Going to Hurt » dépeint sans fard le quotidien du service d’obstétrique d’un hôpital public. Photo Anika Molnar - British Broadcasting Corporation (BBC) - AMC+ - Sister Pictures - Terrible Productions
Il y a dix ans déjà, Call the Midwife, l’histoire d’une sage-femme exerçant auprès de familles pauvres de l’East Side londonien dans les années 1950, montrait que la naissance est indissociable des conditions sociales qui l’entourent. Et si son héroïne n’était pas aussi blasée qu’Adam face au miracle de la vie, elle ne fermait pas pour autant les yeux sur la réalité concrète de la délivrance (on y voyait un placenta dès le premier épisode) et ses complications possibles. Cette remise dans le contexte, Faux-semblants la fait aussi à sa manière, quand l’une de ses deux héroïnes, enceinte, est renvoyée à ses privilèges de race et de classe par le fantôme d’une esclave noire, dont le bébé lui avait été arraché. Toute naissance est tributaire du temps et du lieu où elle advient – dans The Leftovers (2014), on voyait une femme préhistorique accoucher seule et couper le cordon ombilical avec ses dents. Mais le sang, coulant à flots dans le remake du film de Cronenberg, est aussi un fil rouge qui relie toutes les femmes entre elles. Car chaque accouchement convoque toute l’histoire de la maternité, et avec elle une question de vie et de mort.
Dans « Faux-semblants », les blouses des sœurs obstétriciennes ne sont plus blanches mais rouges. (Rachel Weisz). Photo Niko Tavernise/Prime Video
Dans Faux-semblants, les blouses blanches sont rouges : malgré les progrès de la médecine, tout le monde ne ressort pas toujours vivant de la salle d’accouchement. Femmes mortes en couche, enfants mort-nés, mais aussi sentiment de mort psychique quand « l’instinct maternel » n’est pas au rendez-vous… Même si les sœurs Mantle insistent pour dire que la grossesse « n’est pas une maladie », la série met en scène d’emblée ce fatum millénaire : devant le corps sans vie d’une mère qui n’a pas survécu et gît dans une mare de sang, l’une d’entre elles imagine fugacement la scène inverse, dans laquelle sa patiente serait en train de bercer son nouveau-né. Le recours aux codes du body horror (sang, sécrétions, organes) dérange le cliché normatif de la maternité béate, les jumelles incarnant d’ailleurs à elles deux l’ambivalence du désir d’enfant, Beverly aspirant à devenir mère tandis qu’Elliot préférerait encore se pendre – des flash-back apparaissant sur la dépression post-partum traversée par leur mère.
Après Rosemary’s Baby (1968), l’inscription dans le genre horrifique permet en outre de mettre littéralement en image l’idée d’un corps étranger, qui entraîne la grossesse vers l’angoisse. Avant Faux-semblants, on a aussi vu ça au cinéma dans Twilight : Révélations en 2011, où Bella, vampirisée par son bébé, a le ventre rond mais le visage décharné, et finit laissée pour morte après une césarienne sanguinolente. Dans Prometheus (2012), l’héroïne jouée par Noomi Rapace téléguide une machine pour s’ouvrir le ventre et libérer l’alien qui y a fait son nid. Et dans Énorme (2019), de la Française Sophie Letourneur, où la comédie de mœurs flirte avec le fantastique, le ventre anormalement gros du personnage de Marina Foïs induit le sentiment d’un état vécu comme une anomalie.
La grossesse subie, version comédie. « Énorme », 2019, avec Marina Foïs. Avenue B Productions - Vito Film
Mais si les nouvelles représentations de l’accouchement dévoilent le rapport complexe des femmes à la procréation, la violence qu’elles montrent vient aussi de l’extérieur, lorsque l’institution patriarcale les empêche de disposer de leur corps. L’horreur se déplace alors de la chose organique aux rapports de pouvoir. Dans la saison 3 de Mad Men (2010), Betty, shootée aux analgésiques, est absente à son propre accouchement. Dans le monde frappé d’infertilité de The Handmaid’s Tale (2017), le corps des femmes en mesure de procréer est instrumentalisé au profit d’une élite. Et cette année, dans Anatomie d’un divorce, Rachel est victime d’un médecin qui, s’impatientant que le travail ne se mette pas en route, insère une aiguille dans son vagin sans son consentement pour percer la poche des eaux.
C’est, à ce titre, un sacré renversement de paradigme que les jumeaux gynécos du Faux-semblants de Cronenberg, qui considérait le corps féminin comme un objet d’étude, soient devenus dans son remake des obstétriciennes militant pour le bien-être des femmes et recourant à la PMA (procréation médicalement assistée) pour exaucer les vœux des aspirantes à la maternité. Une opposition masculin-féminin qui n’est même plus à l’ordre du jour dans Titane (2021), dont le héro(s) ïne, Adrien / Alexia, donne naissance à un bébé mutant né de ses amours avec une voiture, dans une profusion non pas de sang, mais d’huile de vidange.
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En donnant à l’accouchement une incarnation physique et même viscérale, la fiction contemporaine, de pavés féministes en manifestes trans, place sa représentation sous l’angle d’un regard subjectif et pluriel, où cohabitent le désir et le déni, le bonheur et l’effroi. Dans Énorme, qui contient sans doute la scène d’accouchement la plus réussie de mémoire récente, l’étirement du temps, le détachement des parents et l’esthétique volontairement pauvre illustrent la banalité de l’événement. Jusqu’à ce que l’apparition du placenta, rouge vif dans ce décor grisâtre, rappelle qu’il s’agit, quelle que soit la personne qui accouche et ce qu’elle ressent, de sa chair et de son sang.
q Faux-semblants, série créée par Alice Birch, USA, 6 × 52 mn. Sur Prime Video.
Source: Télérama.fr