" Mes quatorze ans ", de Lucie Mikaelian, Jeanne Boëzec et Lisa Chetteau : mémoires d’une jeune fille troublée
Extrait de « Mes quatorze ans ». IGS-CP
« Mes quatorze ans. Enquête sur ma découverte de la sexualité », de Lucie Mikaelian, Jeanne Boëzec et Lisa Chetteau, Gallimard, « Bande dessinée », 192 p., 24 €, numérique 17 €.
En 1989, Charles Juliet publiait un livre appelé à devenir célèbre et à être adapté au cinéma, L’Année de l’éveil (P.O.L). Sous forme de journal, le poète y faisait le récit de ses 14 ans, âge auquel cet enfant adopté avait découvert non seulement la solitude et la violence, mais aussi l’amitié et l’amour. Une période tour à tour exaltante et douloureuse, sur laquelle il revenait avec une « nostalgie ardente ». La formule est idéale pour décrire l’émotion qui met en mouvement la bande dessinée cosignée aujourd’hui par Lucie Mikaelian, Jeanne Boëzec et Lisa Chetteau sous le titre Mes quatorze ans. Enquête sur ma découverte de la sexualité. Ici encore, tout part d’un journal, tenu cette fois par une adolescente née en 1989 (pile L’Année de l’éveil). Là aussi, il s’agit de se réapproprier de l’intérieur, et des années plus tard, le trouble de sa propre jeunesse.
Lucie Mikaelian a 30 ans quand elle retombe sur ce vieil agenda à spirales où était écrit : « Journal intime – laisse parler les gens. » Tout au long de l’année 2003, elle y avait noté ses angoisses, ses espoirs, ses désirs surtout, ceux d’une jeune femme très décidée à « perdre sa virginité ». Page après page, elle avait consigné la métamorphose de son corps et l’attente du sexe à venir, la terreur de mal s’y prendre et la quête éperdue de réponses (« ils ont dit quoi sur Skyrock, déjà ? »), ses fantasmes numéro un (un cunni menottée au lit) et numéro deux (que ses parents se séparent), les gestes solidaires et les regards qui avilissent, le bonheur des déclarations enflammées (génération MSN, passion Nokia 3310) et l’abîme du premier chagrin amoureux…
Une culpabilité rétrospective
Redécouvrant cette archive d’elle-même, devinant que ce journal pourrait aujourd’hui toucher d’autres adolescents, Lucie Mikaelian a commencé par en poster des extraits sur Instagram. Puis elle en a fait un podcast avec la productrice Jeanne Boëzec, laquelle est donc aussi devenue la coscénariste du roman graphique qui paraît. Mis en images par Lisa Chetteau, ce livre tire sa force du regard à la fois ironique et ému qu’une femme peut jeter sur son « année de l’éveil » au tournant du siècle.
Entre-temps, insiste-t-elle, il y a eu la libération d’une nouvelle parole féministe, avec laquelle son matériau autobiographique ne cadre pas totalement. Dans la BD, du reste, toute une série de notations viennent frapper l’adolescente de naguère d’une culpabilité rétrospective. A 14 ans, elle avait un poster du Lolita de Stanley Kubrick dans sa chambre ? Un astérisque précise qu’il y a là une « icône qui se révélera problématique ». A 14 ans, elle recopiait une citation de Woody Allen sur la masturbation ? Un autre astérisque s’empresse de corriger : « Evidemment je ne savais pas ce qu’on pouvait reprocher à Woody Allen à ce moment-là… » Page après page, la Lucie de 2023, qui adhère au discours féministe de notre temps, peine à y accueillir la Lucie de 2003, dont la complexité lui résiste en partie. Cette discordance à soi n’est pas le moindre intérêt d’un livre dont l’humour permet de concilier deux sincérités, celle d’hier et celle d’aujourd’hui.
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Source: Le Monde