À la place des enfants perdus dans la jungle colombienne, nous n'aurions pas survécu
Temps de lecture: 6 min
La découverte et le sauvetage de quatre jeunes enfants indigènes, quarante jours après que l'avion dans lequel ils voyageaient s'est écrasé dans la forêt tropicale colombienne, ont été qualifiés par la presse internationale de «miracle dans la jungle». Toutefois, en tant qu'anthropologue ayant mené des recherches ethnographiques sur le terrain pendant plus d'un an parmi les Andoke de la région, je ne peux me contenter de qualifier cet événement de miraculeux.
En tout état de cause, il ne s'agit pas d'un miracle au sens classique du terme. Si ces enfants ont survécu plus d'un mois durant dans un environnement si hostile, c'est plutôt grâce à leur connaissance de la forêt et à leur capacité d'adaptation transmises de génération en génération par les populations indigènes.
Abonnez-vous gratuitement à la newsletter quotidienne de Slate.fr et ne ratez plus aucun article! Je m'abonne
Des apprentissages fondamentaux dès le plus jeune âge
Tout au long des opérations de recherche, j'étais en contact avec Raquel Andoque, une ancienne maloquera (propriétaire d'une maison longue cérémonielle) et sœur de l'arrière-grand-mère des enfants. Elle a exprimé à plusieurs reprises sa conviction inébranlable que les enfants seraient retrouvés vivants, insistant sur l'autonomie, l'intelligence et la résistance physique propres aux enfants de la région.
Avant même d'entrer à l'école primaire, les enfants de cette région accompagnent leurs parents et leurs aînés dans diverses activités telles que le jardinage, la pêche, la navigation sur les rivières, la chasse et la récolte de miel et de fruits sauvages. Les enfants acquièrent ainsi des compétences et des connaissances pratiques, comme celles dont ont fait preuve Lesly, Soleiny, Tien Noriel et Cristin Neriman au cours de leur périple de quarante jours.
Les enfants indigènes apprennent généralement dès leur plus jeune âge à ouvrir des chemins dans une végétation dense et à distinguer les fruits comestibles de ceux qui ne le sont pas. Ils savent comment trouver de l'eau potable, construire des abris contre la pluie et poser des pièges à animaux. Ils peuvent identifier les empreintes et les odeurs des animaux et éviter les prédateurs tels que les jaguars et les serpents qui rôdent dans les bois.
| Eliran Arazi / Document fourni par l'auteur
Les enfants d'Amazonie n'ont généralement pas accès aux jouets et jeux industriels avec lesquels les enfants des villes grandissent. Ils deviennent donc d'habiles grimpeurs d'arbres et s'adonnent à des jeux qui leur apprennent à utiliser des outils d'adultes fabriqués à partir de matériaux naturels, tels que des rames ou des haches. Cela enrichit leur compréhension des activités physiques et les aide à apprendre quelles plantes servent à des fins spécifiques.
Des activités dont la plupart des enfants occidentaux seraient privés –manipulation, écorchage et dépeçage du gibier, par exemple– permettent de tirer des leçons de zoologie inestimables et favorisent sans doute la résilience émotionnelle.
Compétences de survie
Lorsqu'ils accompagnent leurs parents et leurs proches dans la jungle, les enfants autochtones apprennent à s'orienter dans la végétation dense d'une forêt en suivant l'emplacement du Soleil dans le ciel.
Comme les grands fleuves de la plupart des régions de l'Amazonie coulent dans une direction opposée à celle du Soleil, les individus peuvent s'orienter à partir de ces fleuves.
Les traces de pas et les objets laissés par les quatre enfants révèlent qu'ils se sont dirigés vers la rivière Apaporis, où ils espéraient sans doute être repérés.
| Gadiel Levi / Document fourni par l'auteur
Les enfants auraient également appris de leurs parents et de leurs aînés où trouver les plantes et les fleurs comestibles. Une méthode consiste par exemple en l'étude des relations entre les plantes, de sorte que là où se trouve un certain arbre, on peut trouver des champignons ou de petits animaux qui peuvent être piégés et mangés.
Histoires, chansons et mythes
Les savoirs contenus dans les récits mythiques transmis par les parents et les grands-parents constituent une autre ressource inestimable pour naviguer dans la forêt. Ces histoires décrivent les animaux comme des êtres à part entière, se livrant à la séduction et à la malice, assurant la subsistance ou même sauvant la vie de leurs congénères.
Si ces épisodes peuvent sembler incompréhensibles pour un public non autochtone, ils résument en réalité les relations complexes entre ces innombrables habitants de la forêt qui ne sont pas des êtres humains. Le savoir autochtone se concentre sur les relations entre les hommes, les plantes et les animaux et sur la manière dont ils peuvent s'unir pour préserver l'environnement et prévenir les dommages écologiques irréversibles.
Ce patrimoine de connaissances s'est développé au cours de millénaires durant lesquels les peuples autochtones se sont non seulement adaptés à leurs territoires forestiers mais les ont aussi activement façonnés. Il s'agit d'un savoir que les populations autochtones locales apprennent très jeunes, de sorte qu'il devient pour elles une seconde nature.
Prendre soin les uns des autres
L'un des aspects de cette histoire «miraculeuse» qui a émerveillé les Occidentaux est la façon dont, après la mort de la mère des enfants, Lesly, âgée de 13 ans, a réussi à s'occuper de ses jeunes frères et sœurs, y compris Cristin, qui n'avait que 11 mois au moment où l'avion s'est écrasé.
Mais dans les familles indigènes, les sœurs aînées sont censées jouer le rôle de mères de substitution pour leurs jeunes parents dès le plus jeune âge. Iris Andoke Macuna, une membre de la famille, m'a dit:
«Pour certains Blancs [les personnes non indigènes], le fait que nous emmenions nos enfants travailler dans le jardin et que nous laissions les filles porter leurs frères et s'occuper d'eux n'est pas une bonne chose. Mais pour nous, c'est tout l'inverse: nos enfants sont indépendants, et c'est pourquoi Lesly a pu s'occuper de ses frères pendant tout ce temps. Cela l'a endurcie et elle a appris ce dont ses frères avaient besoin.»
Le côté spirituel
Au cours de la disparition des enfants, les anciens et les chamans ont pratiqué des rituels basés sur des croyances traditionnelles qui impliquent des relations humaines avec des entités connues sous le nom de dueños (propriétaires) en espagnol et sous divers noms dans les langues indigènes (comme i'bo ño̰e, qui signifie «personnes de ces lieux» en andoquois).
Ces puissants propriétaires sont considérés comme les esprits protecteurs des plantes et des animaux qui vivent dans les forêts. Les enfants leur sont présentés lors de cérémonies d'attribution de noms, qui garantissent que ces esprits reconnaissent leur relation avec le territoire et leur droit d'y prospérer.
Pendant la recherche des enfants disparus, les anciens ont dialogué et négocié avec ces entités dans leurs maisons cérémonielles (malocas) dans tout le moyen Caquetá et dans d'autres communautés indigènes qui considèrent que le site de l'accident fait partie de leur territoire ancestral. Raquel m'a expliqué: «Les chamans communiquent avec les sites sacrés. Ils offrent de la coca et du tabac aux esprits et disent: “Prends ça et rends-moi mes petits-enfants. Ils sont à moi, pas à toi”.»
Ces croyances et pratiques ont une signification importante pour mes amis du moyen Caquetá, qui croient fermement que la survie des enfants doit plus à ces processus spirituels qu'aux moyens technologiques employés par les équipes de secours de l'armée colombienne.
Il peut être difficile pour les non-autochtones d'adhérer à ces idées traditionnelles. Mais ces croyances auraient inculqué aux enfants la foi et la force émotionnelle indispensables pour persévérer dans la lutte pour la survie. Et elles auraient encouragé les autochtones qui les recherchaient à ne pas perdre espoir.
Les enfants savaient que leur destin n'était pas de mourir dans la forêt, et que leurs grands-parents et leurs chamans remueraient ciel et terre pour les ramener vivants à la maison.
Malheureusement, ce savoir traditionnel, qui a permis aux populations indigènes non seulement de survivre, mais aussi de prospérer en Amazonie depuis des millénaires, est menacé. L'empiètement croissant sur leurs terres par l'agro-industrie, l'exploitation minière et les activités illicites, ainsi que la négligence de l'État et ses interventions effectuées sans le consentement des populations, ont rendu ces peuples vulnérables.
Cette situation met en péril les fondements mêmes de la vie où ces connaissances sont ancrées, les territoires qui leur servent de base, ainsi que les personnes elles-mêmes qui préservent, développent et transmettent ces connaissances.
Il est impératif de préserver ces connaissances inestimables et les compétences qui donnent vie aux miracles. Nous ne devons pas les laisser dépérir.
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l'article original.
Source: Slate.fr