L'entrée de Manouchian au Panthéon est un non-sens historique
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L'annonce de l'entrée de Missak Manouchian et de son épouse Mélinée au Panthéon, dimanche 18 juin dans un communiqué de l'Élysée, témoigne de la difficulté de faire cohabiter histoire, mémoire et glorification, qui semblent parfois être en contradiction avec les orientations politiques gouvernementales en matière d'immigration, par exemple, illustrant les choix paradoxaux de la politique présidentielle.
Le Panthéon est un mythe, construisant des légendes et un récit national, variables en fonction des périodes. Les premiers panthéonisés à la fin du XVIIIe siècle, dont Mirabeau ou Marat, ont ensuite été exclus quelques années plus tard de l'ancienne église devenue un lieu de propagande républicaine.
Ce choix traduit les évolutions politiques et une construction mémorielle qui détonnent avec les engagements réels des panthéonisables, questionnant la notion de grand homme et incarnant une analyse erronée de la réalité historique.
Un des non-sens de cette annonce est d'héroïser un seul des combattants visés par l'Affiche rouge.
Le premier non-sens repose sur la contradiction entre l'intention du militant Missak Manouchian et de ses camarades, militants communistes et internationalistes, refusant les frontières et l'idée même de patrie. Leur parti affichait une solidarité sans faille avec l'URSS, la «seule patrie des travailleurs». L'ambiguïté fondamentale vient des transformations de la ligne du Parti communiste français (PCF).
En 1935, le PCF décide de réconcilier le drapeau rouge et le bleu, blanc, rouge sans pour autant abandonner son soutien inconditionnel à l'URSS. Si bien qu'il a changé de stratégie, dénonçant la guerre impérialiste en 1939, pour devenir –après l'entrée en guerre de l'URSS en 1941– de nouveau le chantre du patriotisme, posture dont il ne se départira plus, à la condition que les intérêts de l'Union soviétique ne soient pas menacés.
Les militants communistes se sont engagés dans le combat contre le nazisme uniquement après la rupture du pacte germano-soviétique de 1939 et l'invasion de l'URSS par l'Allemagne, reprenant à leur compte le discours du Parti. Contrairement à ce qu'écrit Louis Aragon, devenu le chantre d'un PCF cocardier, dans son poème Strophes pour se souvenir de 1955 (chanté ensuite par Léo Ferré), ils ne «criaient» donc pas tous forcément et uniquement «la France en s'abattant».
Le deuxième non-sens est d'héroïser un seul des combattants du groupe visé par l'Affiche rouge, alors que les vingt-trois ont été des combattants anonymes qui ne réclamaient «ni la gloire ni les larmes», au même titre que tous les autres combattants des Francs-tireurs et partisans (FTP) et les autres militants de la Main-d'œuvre immigré (MOI), arrêtés, fusillés ou déportés.
L'Affiche rouge, affiche de propagande allemande stigmatisant le groupe de vingt-trois résistants, membres des Francs-tireurs et partisans (FTP) - Main-d'œuvre immigré (FTP-MOI) et placardée en France pendant l'Occupation au début de l'année 1944. | via Wikimedia Commons
La troisième raison de ce choix est historiquement contestable. Missak Manouchian est certes un martyr de la Résistance, il ne s'agit pas de le contester. Il a été assassiné, comme ses camarades, en tant que résistant communiste, le 21 février 1944. En revanche, son action a été des plus hasardeuses au regard des règles de la clandestinité et de son rôle réel dans les FTP-MOI.
Pour mémoire, la MOI a été créée en 1924 comme un appendice de propagande de la Confédération générale du travail unitaire, la centrale syndicale sous le contrôle du PCF, pour organiser les travailleurs étrangers sous le nom de Main-d'œuvre étrangère. Elle est transformée en MOI en 1932. Elle cherche à organiser les travailleurs de langue étrangère sous la bannière du Parti communiste français.
En 1940, un certain nombre d'entre eux participent, sous l'égide de Maurice Tréand et de Jacques Duclos –qui ont tenté de faire reparaître L'Humanité en juin 1940– à la remise sur pied du PCF, comme l'avait rappelé son principal artisan Louis Gronowski, dans Le Dernier Grand Soir: Un juif de Pologne, paru en 1980.
C'est parce que Missak Manouchian est un parfait stalinien [...] qu'il accepte de prendre la direction des FTP-MOI, début août 1943, en remplacement de l'ancien chef militaire Boris Holban.
Missak Manouchian est né en 1906 en Arménie. Rescapé du génocide arménien (1915-1923), il arrive en France en 1925. Il adhère officiellement au PCF en 1934, participe aux associations arméniennes proches du Parti et à la section de la Main-d'œuvre immigrée du PCF, mais il baignait dans la culture des organisations de masse du PCF auparavant. En 1940, il contribue à la reconstruction de l'appareil du Parti, dissous par le gouvernement d'Édouard Daladier en raison de son soutien au pacte Hitler-Staline. Arrêté en 1941, il est libéré quelque temps après.
En 1941, le PCF crée l'Organisation spéciale, ancêtre des FTP, qui se lance dans les premiers attentats contre l'occupant. Deux branches existent: une politique et une armée. La première devant verser 10% de ses effectifs à la seconde. La MOI adopte la même structure. Les FTP-MOI deviennent un des bataillons de ces groupes de combat.
Dans les FTP-MOI, le rôle militaire de Missak Manouchian est relativement tardif. Après avoir été dans la structure politique, il est intégré à leur appareil militaire en février 1943. Sa première action date de mars 1943. Missak Manouchian progresse dans la hiérarchie, au gré des chutes, devenant commissaire technique en juillet 1943, puis commandant des FTP-MOI en remplacement de l'ancien chef militaire Boris Holban, relevé de ses fonctions et déplacé dans l'est de la France.
En effet, en raison des chutes et de la faiblesse des effectifs, pour protéger ses camarades, Boris Holban contestait les ordres de la direction du PCF de maintenir des commandos FTP-MOI en région parisienne et de multiplier les actions armées. C'est parce que Missak Manouchian est un parfait stalinien –terme qui faisait à cette date la fierté des militants– qu'il applique parfaitement la ligne du Parti et de Staline et qu'il accepte de prendre la direction du groupe de combattants, début août 1943.
Il poursuit ainsi aveuglément la politique de l'action à tout prix, dirigée par son chef Joseph Epstein et pilotée par la direction du PCF, Jacques Duclos en tête. Sous sa direction, la MOI réalise une trentaine d'actions. C'est à ce titre qu'il supervise l'action la plus spectaculaire du groupe: l'assassinat du colonel SS Julius Ritter, responsable du Service du travail obligatoire (STO) en France, perpétré le 28 septembre 1943 par Celestino Alfonso et Marcel Rajman, mais préparé sous la direction de Boris Holban.
Les combattants de la MOI ont difficilement respecté les règles de clandestinité et de prudence, illustrant l'insouciance tragique de ces militants.
En mars et en juillet 1943, les brigades spéciales de la préfecture de police de Paris ont déjà procédé à plusieurs vagues d'arrestations dans les milieux de la MOI. La majeure partie des membres encore en liberté est surveillée. La tâche des policiers est rendue d'autant plus facile que les combattants respectent difficilement les règles de clandestinité et de prudence, illustrant l'insouciance tragique de ces militants.
Par exemple, Missak Manouchian contrevient aux règles en retournant sur les lieux de son attentat en mars 1943 pour en mesurer les conséquences, au grand dam de Boris Holban. Sa fréquentation des restaurants et ses rencontres dans des lieux publics sans la moindre discrétion mettent en danger plusieurs de ses contacts. Alors qu'il savait également que plusieurs chutes avaient eu lieu, il a continué à vivre dans son appartement parisien du XIVe arrondissement.
Enfin, alors qu'il pouvait se sentir surveillé par les inspecteurs de la brigade spéciale, Missak Manouchian les a indirectement conduits vers le chef militaire des FTP-MOI, avec qui il avait un rendez-vous clandestin, Joseph Epstein. Missak Manouchian, pourtant armé, ne s'est pas servi de son arme pour tenter d'éviter son arrestation et celle de Joseph Epstein, à la gare d'Évry-Petit Bourg (Essonne), le 16 novembre 1943.
Torturé, Missak Manouchian est fusillé le 21 février 1944 à la forteresse du Mont-Valérien à Suresnes (Hauts-de-Seine). Les autorités nazies demandent que soit placardée la fameuse Affiche rouge, propagande retournée et devenue, par les mots du poète Aragon, le symbole de la tragédie. Quelques heures avant son exécution, Missak Manouchian écrit deux lettres à sa compagne Mélinée dans lesquelles il affirme, sans donner de nom, avoir été trahi.
Mélinée Manouchian, jeune communiste, née en 1913, elle aussi rescapée du génocide arménien, rejoint les organisations proches du PCF puis le Parti. Elle suit un itinéraire similaire pour reconstruire le Parti clandestin. Elle devient agent de liaison des FTP-MOI durant l'année 1943. Elle continue de participer à l'action clandestine après la mort de son mari.
C'est elle qui, en juin 1985, a accusé Boris Holban d'être responsable du sacrifice du groupe Manouchian, alors qu'il avait au contraire refusé cette lutte à outrance. Cette accusation diffamatoire a provoqué une polémique lors de la sortie du documentaire de Mosco Boucault, Des terroristes à la retraite, diffusé à la télévision en juillet 1985.
Par conséquent, Missak Manouchian, symbole du «grand homme», incarne, au contraire, la tragédie ordinaire des résistants communistes. Sa légende a été construite a posteriori par son parti, sa veuve et des groupes d'intérêts cherchant à privilégier une figure de cette Résistance plutôt qu'une autre.
Cette commémoration incite à méditer cette phrase du philosophe Paul Ricoeur qui écrivait dans La mémoire, l'histoire, l'oubli, paru en 2003: «Je reste troublé par l'inquiétant spectacle que donne le trop de mémoire ici, le trop d'oubli ailleurs, pour ne rien dire de l'influence des commémorations et des abus de mémoire –et d'oubli.»
Source: Slate.fr