Sahara occidental: ce groupe de jeunes qui aurait pu changer le cours de l'histoire
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«Le Sahara occidental, marocain? Parce qu'il ne l'est pas déjà?», répondront, agacés les Marocains. «Jamais!», s'indigneront les indépendantistes du Front Polisario. Disputé à la fois par le Maroc qui administre de fait la majeure partie de son territoire et la République arabe sahraouie démocratique (proclamée par le Front Polisario et établie à Tindouf, à l'extrême ouest de l'Algérie), le Sahara occidental conserve depuis près d'un demi-siècle un statut «indéterminé» selon les l'Organisation des Nations unies (ONU).
Depuis 2020, dans l'espoir de faire avancer sa cause, le Maroc a bien essayé de pousser ses alliés à emboîter le pas des États-Unis de Donald Trump, qui ont reconnu sa souveraineté sur le Sahara occidental. Mais les Européens refusent de passer outre l'ONU. Rien n'y fait.
La décolonisation ratée est suspendue à un impossible référendum d'autodétermination. Le conflit, enkysté depuis près d'un demi-siècle, semble être devenu totalement insoluble. Pourtant, entre la déclaration de l'indépendance du Maroc en 1956 et la fondation du Front Polisario en 1973, dix-sept années se sont écoulées, durant lesquelles l'histoire aurait peut-être pu tourner autrement.
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Nouveau régime encore fragile et premières déceptions
Au lendemain de l'indépendance du Maroc, le 2 mars 1956, le Sahara occidental est encore sous domination espagnole (et s'appelle d'ailleurs encore Sahara espagnol). L'Armée de libération nationale du pays, qui a lutté avec succès contre les Français, décide alors de poursuivre le combat au sud, en ralliant la population locale, les Sahraouis. Cependant, le nouveau roi du Maroc Mohamed V refuse de la soutenir. Le monarque ne veut pas risquer la stabilité de son trône et l'indépendance nouvelle de son pays en s'opposant à l'Espagne et la France (encore présente et influente dans la zone).
Pire, Moulay Hassan, le prince héritier et futur roi Hassan II (1961-1999), aurait même soutenu ces deux puissances coloniales voisines contre l'ALN, qu'il percevait alors comme une menace pour les toutes nouvelles Forces armées royales (FAR) fidèles au trône, selon Mohamed Bensaïd Aït Idder, dirigeant de l'ALN entre 1955 et 1958, opposant à Hassan II et homme politique de gauche. Dès lors, l'ALN et ses combattants sahraouis ne peuvent résister. Ils sont finalement écrasés lors d'une opération armée conjointe de l'Espagne et de la France en février 1958 (l'«Opération Écouvillon»).
Cet épisode dramatique révèle deux aspects de la relation des Sahraouis au Maroc. D'une part, à l'époque, il n'était pas aberrant pour ces derniers de rejoindre les Marocains dans la lutte contre l'Espagne. Leur proximité politique, idéologique et pragmatique a permis cette réunion. D'autre part, dès le début de cette période sensible où tout était, peut-être, encore possible, le Maroc, déjà, décevait les tribus sahraouies.
Pendant les dix années suivantes, le Maroc revendique le Sahara occidental devant les Nations unies, où la région a été inscrite sur la liste des territoires non autonomes. Le sujet n'est pas prioritaire pour le royaume, qui emprunte une voie légaliste inefficace quand surviennent les années 1960 et 1970. Partout dans le monde, c'est la révolution. On sent la poudre.
Au Sahara occidental, un homme, Mohammed Bassiri, Sahraoui, né au Maroc et ancien étudiant de l'université de Marrakech, qui aurait été poursuivi par la police marocaine pour ses idées indépendantistes, organise le 17 juin 1970 une manifestation pacifique à Laâyoune (ville la plus importante du Sahara occidental, au nord-ouest du territoire) pour négocier le départ de l'Espagne. La réaction espagnole est féroce: la manifestation est réprimée et Mohammed Bassiri est arrêté et disparaît à jamais en prison, très probablement assassiné.
L'«occasion perdue» de fédérer Marocains et Sahraouis
Au même moment, sur les bancs des universités marocaines, plus d'une dizaine de jeunes Sahraouis se mobilisent dans le sillage de Mohammed Bassiri. Certains sont les enfants des combattants sahraouis de l'ALN, d'autres des Sahraouis originaires du Maroc. Parmi eux, El-Ouali Moustapha Sayed (dit Luley) sera le fondateur, en mai 1973, du Front Polisario, le Front populaire pour la libération de la Seguia el-Hamra et du Rio de Oro (les parties nord et sud du Sahara occidental), puis le premier président de la République arabe sahraouie démocratique, proclamée le 27 février en 1976.
Pour l'heure, El-Ouali Moustapha Sayed participe aux débats enflammés de ses compagnons de chambrée. Deux courants idéologiques irriguent alors l'engagement de ces jeunes hommes: le socialisme et le panarabisme. Dans ce contexte, les nationalismes sont volontiers décrits comme des chauvinismes. Beaucoup de ces étudiants appellent à une vaste révolution arabe de gauche dans tout le Maghreb, plutôt qu'à la formation d'un nouvel État, fût-il sahraoui.
Divers mais soudé par sa volonté de libérer le Sahara occidental, le groupe se cherche des alliés tout azimuts. Mohamed Cheikh Biadillah, neveu d'un combattant de l'ALN rallié aux Forces armées royales, est étudiant en médecine et deviendra ministre de la Santé du Maroc dans les années 2000. Entre 1971 et 1972, il rencontre tous les acteurs politiques du royaume. «Nous avons rencontré, le (futur) ministre de l'Intérieur, Driss Basri, se souvient-il. Il nous a expliqué qu'il nous comprenait mais qu'il avait “d'autres chats à fouetter”, littéralement.»
Et pour cause. Hassan II connaît deux tentatives de coups d'État militaires en 1971 et 1972, alors qu'il réprime violemment en parallèle une opposition de gauche de plus en plus menaçante. C'est le début des années de plomb. «La réponse a été sensiblement la même partout: tous les partis nous soutenaient en principe, mais ça n'allait pas plus loin. Seul l'Istiqlal [parti nationaliste et conservateur, ndlr] a ajouté, je me souviens, que nous pouvions faire le travail de mobilisation, mais que c'est l'Istiqlal qui négocierait avec l'Espagne», raconte Mohamed Cheikh Biadillah, qui est revenu sur cet épineux problème dans l'ouvrage Sahara: l'autre version, de Mohammed Ahadad et paru en 2021.
Auprès du syndicat Union marocaine du travail (UMT, fondé en 1955), les résistants sahraouis soulignent, «qu'ils veulent rester dans l'orbite marocaine pour peu qu'on les aide à libérer leur pays du joug espagnol. Nous ne pouvons que les assurer de notre soutien et leur dire que nous transmettrons aux politiques. Tout cela pour apprendre plus tard qu'ils ont été arrêtés. [...] Avec le recul, là encore, on peut mesurer l'occasion perdue», témoigne la journaliste franco-marocaine Zakya Daoud dans ses mémoires Maroc: Les années de plomb, 1958-1988. Chroniques d'une résistance, parues en 2007.
Une rupture provoquée par la répression du mouvement sahraoui
De soutiens trop mous en posture condescendante, El-Ouali Moustapha Sayed et ses camarades sahraouis décident d'organiser à Tan-Tan, dans le sud marocain, une manifestation en 1972 pour sensibiliser l'opinion publique marocaine à la libération du Sahara occidental et provoquer une réaction du pouvoir. Ils sont immédiatement arrêtés, enfermés et torturés. La répression provoque une rupture: les militants de la libération doivent désormais choisir à qui ira leur loyauté.
«Quand on s'est retrouvé début 1973, deux courants réellement opposés s'étaient formés parmi nous: les unionistes contre les séparatistes et ceux-là ont quitté le Maroc», se souvient Mohamed Melainine. Membre de l'Istiqlal, l'homme fera partie de ceux qui restent au Maroc (dans les années 2000, il sera nommé ambassadeur du pays). De son côté, le Front Polisario est ensuite officiellement fondé le 10 mai 1973, avant que naisse la République arabe sahraouie démocratique, qui revendique toujours aujourd'hui la souveraineté sur ce territoire (et dirigée actuellement par Brahim Ghali).
Pour une grande partie de la classe politique marocaine, le Maroc a manqué là l'occasion de rallier les Sahraouis et, avec eux, le Sahara occidental. «L'autorité locale [n'a pas mesuré] les répercussions destructrices que cette violence allait entraîner», regrette Mohamed El Yazghi, avocat et homme politique marocain de gauche, dans son livre entretien Confessions à propos du Sahara.
Si Hassan II n'avait pas réprimé la manifestation de Tan-Tan, si la classe politique marocaine avait plus activement répondu aux attentes des étudiants sahraouis, l'histoire aurait-elle pu être différente? «Si les manifestations avaient été acceptées et bien reçues, il y aurait eu un vaste mouvement de libération national soutenu par les locaux. L'Espagne aurait été obligée de négocier avec le Maroc et El-Ouali Moustapha Sayed ne serait pas parti, bien sûr, puisque son véritable but était le panarabisme», assure encore Mohamed Cheikh Biadillah. Au lieu de cette situation, le Front Polisario a lutté seul contre l'Espagne jusqu'à son retrait décidé en novembre 1975 et acté au début de l'année 1976, puis contre le Maroc (et la Mauritanie) entre 1975 et 1991.
La Marche verte: conquête d'un territoire et calcul politique
«C'est vrai, les élites marocaines n'ont pas su se montrer à la hauteur et n'ont pas eu assez de tact politique et social pour sympathiser avec une jeunesse qui se sentait déracinée et sans patrie. Si elles l'avaient écoutée avec respect et avaient accordé plus d'attention à ses revendications, il aurait sûrement été beaucoup plus facile de la convaincre de se joindre à eux, au Maroc, ou de former une sorte d'union confédérée ou d'État associé. Ce que les élites ont fait était le contraire: elles ont méprisé et ridiculisé leurs revendications à un tel degré qu'elles ont fait d'une éventuelle union une tâche tout à fait impossible», analyse Larosi Haidar Atik, professeur de traduction et d'interprétation à l'université de Grenade (Espagne) et défenseur de l'indépendance du Sahara occidental.
Mais Hassan II pouvait-il vraiment réagir différemment? «Il faut se rappeler cette époque très troublée où le palais devait faire face à une forte contestation gauchiste et à des tentatives de coups d'État. Comment prendre au sérieux une vingtaine de jeunes, un simple mouvement politique, pas même un parti et qui n'avaient pas l'air de prendre réellement de l'importance?», se demande Mohamed Melainine.
Le roi Hassan II était trop occupé à se maintenir au pouvoir et percevait toute manifestation comme une menace. Par la suite, «dans un jeu politique tendu et mouvementé, et face aux menaces de nouvelles tentatives de coups d'État, Hassan II a utilisé le thème de la récupération des “provinces sahariennes”, afin de recréer l'union sacrée autour du trône», écrit Rita Baddou dans la Revue d'études internationales méditerranéennes en 2008. C'est ainsi que, début novembre 1975, pour définitivement forcer l'Espagne à se retirer du Sahara occidental, Hassan II lance un mouvement pacifique de reconquête de ces «provinces du Sud»: la Marche verte.
Sa stratégie a été tellement efficace que Francesco Correale, ingénieur de recherche en analyse des sources historiques et culturelles au Centre nationale de la recherche scientifique (CNRS) et spécialiste de l'histoire du Sahara occidental, s'interroge aujourd'hui: «Si les choses avaient évolué autrement et si le palais s'était fait allié des Sahraouis en acceptant l'idée d'une confédération, la monarchie existerait encore, car l'idée de la reconquête du Sahara occidental a servi de ciment à l'identité nationale et à la solidarité du peuple avec la monarchie. La Marche verte a été un facteur déterminant.»
Source: Slate.fr