Ce discret virage entrepris par la Chine au sujet de la guerre en Ukraine
Mikhail Mishustin, Premier ministre russe, et Li Qiang, Premier ministre chinois, à Pékin / ALEXANDER ASTAFYEV / SPUTNIK / AFP
La situation russe est suivie de près par la Chine. Récemment encore, l'envoyé de la Chine auprès de l'UE déclarait que Pékin respectait l'intégrité territoriale de l'ensemble des pays défendant la paix... De quoi acter un changement dans la politique international ?
Atlantico : Les derniers événements survenus en Russie avec Prigozhin, dites-vous, doivent être profondément troublants pour la Chine. Pourquoi ?
Rudolf Moritz : La Chine a tout intérêt à maintenir des relations internationales stables, en particulier avec la Russie. La récente tentative de mutinerie a révélé une faiblesse importante dans le leadership de Poutine et dans l'État russe, ce qui ajoute à la complexité et suscite des inquiétudes pour la Chine. La Chine a des intérêts économiques importants dans le maintien de relations stables avec la Russie. Elle cherche également à coopérer avec la Russie aux niveaux international et régional, et des intérêts politiques sont en jeu dans leurs relations.
Le fait que Poutine soit au pouvoir permet à la Chine de s'engager plus facilement avec la Russie. Poutine et Xi Jinping, le dirigeant chinois, se sont rencontrés plus de 40 fois et ont développé de bonnes relations de travail. Si M. Poutine n'était pas aux commandes, la Chine serait dans l'incertitude quant à la personne qui lui succéderait et quant aux conflits potentiels et aux zones de tension entre les deux pays. Il existe déjà une grande méfiance entre la Russie et la Chine, ce qui ne fait qu'accroître les inquiétudes et les incertitudes de la Chine concernant la situation en Russie.
La Chine accorde une grande importance à la sécurité et à la stabilité en raison de son système autoritaire. Elle reconnaît toutefois qu'un tel système a aussi ses faiblesses. Si la Chine s'inquiète de ces faiblesses, elle comprend qu'il suffit de peu de choses pour que des vulnérabilités apparaissent. C'est pourquoi la Chine suit de près la situation en Russie et reste préoccupée par les instabilités potentielles et leurs implications.
Et cela pourrait-il entraîner un changement dans l'attitude de la Chine à l'égard de la Russie, à la fois officiellement et non officiellement ?
Les Chinois suivent de près la situation en Russie parce qu'ils ont une approche transactionnelle de leurs relations. La Chine donne la priorité à ses propres objectifs de développement et à ses intérêts nationaux, et un affaiblissement de la Russie pourrait avoir un impact sur cette dynamique transactionnelle. Toutefois, il est trop tôt pour déterminer l'impact précis sur les relations. Actuellement, il existe un fort désir de comprendre la stabilité du leadership de Poutine et les développements futurs dans les semaines et les mois à venir. Ce n'est qu'à ce moment-là que l'on pourra s'attendre à des changements potentiels dans les relations. À ce stade, l'accent est mis sur la collecte d'informations et la compréhension de la situation. L'ampleur des changements fondamentaux dépendra de la stabilité ou de la faiblesse du système russe. En fin de compte, les relations entre la Chine et la Russie sont transactionnelles et fondées sur le partage d'intérêts communs.
L'envoyé de la Chine auprès de l'UE, Fu Cong, a déclaré que Pékin respectait l'intégrité territoriale de tous les pays et défendait la paix. Et dire que la Chine pourrait soutenir les revendications de l'Ukraine sur la Crimée est si surprenant ?
Le fait qu'il exprime ouvertement ce point de vue est certainement remarquable, bien que la position elle-même ne soit pas particulièrement surprenante. Si l'on considère le comportement de la Chine à la suite du référendum et de l'annexion de la Crimée, où elle s'est abstenue de voter sur les résolutions du Conseil de sécurité des Nations unies relatives à la question et n'a pas explicitement reconnu la légitimité du référendum ni les changements de frontières, sa position reste cohérente. La Chine a toujours insisté sur le respect de l'intégrité territoriale.
Par conséquent, bien que la déclaration en elle-même soit remarquable, elle ne représente pas un changement dans la position officielle de la Chine. Le gouvernement chinois a toujours maintenu une position conforme à ses actions et déclarations antérieures.
Qu'est-ce que cela signifie qu'il dise cela à haute voix ?
Il est possible que la Chine suive de près la situation en Russie, ce qui pourrait influencer son point de vue. Elle pourrait envisager le scénario d'un retour de la Crimée sous contrôle ukrainien. Dans ce cas, la Chine pourrait souligner qu'elle s'aligne sur sa position de longue date qui consiste à défendre la souveraineté et l'intégrité territoriale des autres États, y compris de l'Ukraine. Cela n'entraînerait pas de changement significatif dans leur position, qui a toujours été quelque peu ambiguë.
En ce qui concerne le conflit russe en Ukraine, la Chine dispose d'une grande marge de manœuvre rhétorique, ce qui lui permet de naviguer sans contradictions. La déclaration explicite faite par le représentant de la Chine est remarquable, mais elle peut refléter sa position officielle plutôt que de signifier un changement de celle-ci. Il est possible que la nature explicite de la déclaration soit liée à la situation actuelle en Russie. Toutefois, elle reste conforme à la position établie de la Chine, qui souligne son engagement en faveur de l'intégrité territoriale et de la souveraineté.
Cela pourrait-il également être un moyen d'amadouer les États-Unis et l'Occident ?
Je pense que la Chine est consciente que les mots ne suffiront pas. Si la Chine veut être prise au sérieux et progresser réellement dans l'amélioration de ses relations avec les pays européens, il ne lui suffira pas de rappeler sa position. Elle comprend que les autres gouvernements et l'opinion publique en sont également conscients. Pour améliorer véritablement ses relations, la Chine devrait prendre des mesures concrètes.
Par exemple, la Chine pourrait faire pression sur la Russie pour faciliter le retour des otages ukrainiens capturés et des enfants qui se trouvent actuellement en Russie. Il s'agirait d'un domaine spécifique dans lequel la Chine pourrait démontrer son engagement et obtenir des résultats tangibles. Des paroles creuses ne suffiraient pas. Le gouvernement chinois doit reconnaître l'importance de montrer des résultats concrets et de s'engager activement dans des actions qui s'alignent sur sa position déclarée.
Qu'est-ce qui pourrait décider la Chine à abandonner la Russie ?
Je pense que même dans le cas d'un changement de circonstances, comme une guerre civile ou une instabilité intérieure en Russie, la position de la Chine concernant les préoccupations et les intérêts légitimes en matière de sécurité resterait probablement cohérente. Ce concept est profondément ancré dans l'approche chinoise, et la Chine continuerait probablement à soutenir les intérêts de la Russie en matière de sécurité, quelle que soit la situation. Toutefois, il est important de noter que les relations entre la Chine et la Russie sont de nature transactionnelle.
Si la Russie devait connaître une faiblesse importante ou une instabilité intérieure entraînant un coût considérable pour la Chine, il est plausible que cette dernière réévalue son approche et donne la priorité à son propre développement économique et à sa propre stabilité. Cela pourrait avoir un impact sur leurs actions et leurs décisions. Toutefois, il est essentiel de souligner que nous ne nous trouvons pas actuellement dans une situation de guerre civile ou d'instabilité grave en Russie. Par conséquent, il est peu probable que la Chine se positionne ouvertement contre la Russie à ce stade.
En résumé, si des ajustements de la position de la Chine peuvent intervenir en réponse à l'évolution des circonstances, nous ne sommes pas actuellement dans une situation qui justifie un changement majeur de la position de la Chine ou une opposition ouverte à la Russie.
La position de la Chine à l'égard de la Russie a-t-elle évolué jusqu'à présent ?
Un changement notable est la référence au "Partenariat sans limites" qui a été mentionné en février mais qui n'a pas été mentionné à nouveau depuis lors. D'autre part, la volonté de la Chine de s'engager en tant que facilitateur dans les pourparlers de paix a évolué de manière significative, ce qui constitue une nouveauté. Ce niveau d'implication n'a pas été observé au cours de la première année de la guerre. En outre, la Chine a commencé à s'engager auprès de l'Ukraine par le biais de pourparlers et de visites, ce qui constitue un changement important par rapport à sa position antérieure. Toutefois, il est important de noter que la Chine n'a pas explicitement critiqué la Russie et n'a pas pris de mesures concrètes dans ce sens d'après mon analyse.
Lorsque la Chine exprime ses préoccupations concernant l'escalade ou les menaces nucléaires, cela doit être compris comme une position responsable qui correspond aux attentes d'un membre du Conseil de sécurité des Nations unies. Si la Chine n'avait pas exprimé ses préoccupations, il y aurait eu lieu de s'inquiéter. Dans l'ensemble, le discours de la Chine est resté cohérent et il est essentiel de reconnaître que les deux pays sont impliqués dans cette dynamique.
Source: Atlantico