Emeutes après la mort de Nahel : quatre questions sur le budget de l'Etat dédié aux banlieues

July 09, 2023
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Depuis les récentes violences urbaines, plusieurs personnalités de droite et d'extrême droite remettent en cause la politique de la ville, accusant l'Etat de déverser des milliards d'euros pour les quartiers prioritaires. Pourtant, des rapports révèlent que ces derniers restent défavorisés.

Depuis les violences urbaines qui ont éclaté après la mort de Nahel, 17 ans, tué par un policier lors d'un contrôle routier, le 27 juin à Nanterre (Hauts-de-Seine), le débat sur l'argent public accordé aux banlieues a refait surface. Pour Amine Elbahi, "l'Etat a arrosé les quartiers d'argent public". Selon ce juriste membre du parti Les Républicains, "90 milliards d'euros [ont été] investis depuis les années 1990" à destination des banlieues. Selon lui, il faudrait donc arrêter de "justifier les émeutes par l'excuse de la pauvreté".

"Ces gens-là sont gorgés d'allocations sociales et de privilèges de toutes sortes", juge ainsi le polémiste d'extrême droite Eric Zemmour, dont l'affirmation est pourtant infondée. "Ça fait 40 ans qu'ils sont sous perfusion de l'Etat", abonde le porte-parole du Rassemblement national, Julien Odoul, sur Twitter. Dans cette profusion de chiffres et de déclarations, difficile de s'y retrouver. Franceinfo revient en quatre questions sur les aides dont bénéficient les banlieues.

Quelles sont les aides dédiées aux banlieues ?

Pour comprendre les termes du débat, il faut se pencher sur la nature de ces aides. Au sens littéral, le terme de banlieue désigne toutes les zones urbaines qui entourent un centre-ville. Mais dans le langage courant, il est souvent utilisé pour parler des quartiers populaires. Depuis 2015, ces quartiers sont administrativement recensés sous l'appellation de quartier prioritaire de la politique de la ville (QPV). Selon l'Agence nationale de la cohésion des territoires (ANCT), on en compte 1 514 dans l'Hexagone et en outre-mer. 5,4 millions de personnes y vivent, soit environ 8% de la population, selon l'Insee.

Chaque année, le Parlement vote une enveloppe allouée à la politique de la ville, qui est utilisée pour mener des politiques d'action publique (programmes de réussite éducative, contrats adultes-relais, contrats de ville...) dans ces "quartiers prioritaires". L'objectif est de réduire les écarts de développement entre les quartiers urbains défavorisés et les autres, situés dans les mêmes agglomérations, ainsi que de favoriser la mixité sociale.

A combien s'élèvent-elles ?

La Cour des comptes le rappelle dans un rapport de 2020 sur les quartiers prioritaires : "La politique de la ville (...) ne peut pas être évaluée dans sa globalité", à cause de la "largeur de son champ d'intervention, de ses objectifs évolutifs souvent peu chiffrés". Cependant, selon Thomas Kirszbaum, sociologue et chercheur associé au Centre d'études et de recherches administratives politiques et sociales, il est possible de quantifier l'aide apportée par l'Etat aux banlieues en additionnant les sommes consacrées à la politique de la ville et à la rénovation urbaine. Ainsi, le projet de loi de finances 2023 prévoit un budget d'environ 597,5 millions d'euros. Ramenée à la population vivant dans un QPV, l'enveloppe correspond à près de 110 euros par résident par an, soit moins de 10 euros par mois.

En plus de ce dispositif, 450 quartiers bénéficient d'une aide de l'Agence nationale pour la rénovation urbaine (Anru), qui a pour but de transformer et de rénover ces quartiers. Le nouveau programme national pour le renouvellement urbain dispose d'un budget de 12 milliards d'euros pour la période 2014-2030. Cependant, sur cette somme, seuls 10% (1,2 milliard) sont directement financés par l'Etat. Le reste provient d'Action Logement, premier groupe de logements sociaux en France (8,4 milliards), qui tire ses revenus des cotisations des entreprises, et de l'Union sociale pour l'habitat, regroupant des organismes HLM (2,4 milliards).

Selon un calcul de franceinfo, l'Etat a dépensé 11 milliards d'euros pour les politiques de la ville depuis 2004. A cela s'ajoutent 2,4 milliards d'euros (1,2 milliard pour le PNRU 2004-2020 selon la Cour des Comptes, puis 1,2 milliard pour le NPRNU 2014-2030). Soit au total 13,4 milliards d'euros en 19 ans.

Pourquoi ces aides font-elles débat ?

Pour certains spécialistes comme le sociologue Dominique Lorrain et le géographe Christophe Guilluy, les banlieues ne sont pas si mal loties, voire favorisées, au détriment d'autres zones périphériques, situées loin des métropoles. D'où vient cette idée ? Dans un article publié en 2006 dans la Revue française de science politique, Dominique Lorrain a comparé les quartiers des Hautes-Noues à Villiers-sur-Marne (Val-de-Marne) et "la Cité Verte" à Verdun (Meuse). Alors que le premier, classé "zone urbaine sensible", a reçu 12 200 euros d'aide à la rénovation urbaine par résident de 2007 à 2012, le second n'a touché que 12 euros par résident en 2004, dans le cadre d'un contrat de ville (mesure favorisant la cohésion sociale, l'emploi et le cadre de vie). Une argumentation reprise par le militant d'extrême droite Damien Rieu sur Twitter.

"La métaphore du ghetto, de la relégation et de l'abandon que file la communauté sociologique ne s'applique pas partout. La République tient. La République redistribue massivement", estime Dominique Lorrain auprès de franceinfo. Dans ses ouvrages Fractures françaises et La France périphérique, Christophe Guilluy défend lui aussi l'idée que les banlieues proches des centres urbains sont favorisées par rapport à une France périphérique "des petites et moyennes villes, des zones rurales éloignées des bassins d'emplois les plus dynamiques". Une mise en concurrence critiquée par des chercheurs spécialistes de l'urbanisme.

Est-ce assez pour réduire les inégalités ?

Interrogée sur la nécessité de supprimer les aides destinées "aux parents des émeutiers", Catherine Vautrin, présidente de l'Agence nationale pour la rénovation urbaine, s'agace : "Il faut peut-être qu'on arrête de raconter qu'il y a des monceaux d'argent public." "Oui, il y a de l'agent public. Mais, d'un autre côté, on a un revenu médian dans ces quartiers de 13 000 euros par an", rappelle l'ancienne députée des Républicains sur RMC. "La politique de la ville, ça ne coûte pas très cher. Dire qu'on a trop donné aux quartiers, c'est objectivement faux", estime également le politologue Julien Talpin auprès de franceinfo.

"Avec ses maigres moyens, la politique de la ville ne parvient pas à compenser la sous dotation de ces quartiers, l'inégalité structurelle qui les vise. Qu'est-ce qu'on peut faire avec 10 euros par mois pour changer la vie des gens ? Pas grand-chose !" Thomas Kirszbaum, sociologue à franceinfo

Et le chercheur de tempérer : "Cela ne veut pas dire que c'est de l'argent inutile. Cela permet aux associations de fonctionner, comme les services publics y sont peu présents."

En Seine-Saint-Denis, où plus d'un tiers de la population vit dans un quartier prioritaire, les politiques d'aides mises en place restent insuffisantes pour permettre une égalité d'accès aux services publics, constatent les députés François Cornut-Gentille (LR) et Rodrigue Kokouendo (LREM) dans un rapport parlementaire de 2018. Selon le document, la justice, la police, l'éducation et la santé sont insuffisamment dotées, par rapport à d'autres territoires. A cela s'ajoutent le recrutement d'agents publics inexpérimentés et un turn-over élevé.

Un autre rapport paru en 2018, conduit par l'ancien ministre Jean-Louis Borloo, partage le même constat. "Dans les quartiers , les communes ont plus de besoins, mais moins de ressources : elles disposent de 30% de capacité financière en moins", détaille le document. En effet, dans ces quartiers où la population est plus jeune et où le "taux de chômage est presque trois fois supérieur" à la moyenne nationale, le besoin "d'accompagnement scolaire, social, sportif" est plus important, estiment les auteurs du rapport. "Ce que révèlent les émeutes, ce n'est pas tant l'échec de la politique de la ville que celui de toutes les politiques publiques", résume le sociologue Renaud Epstein dans une tribune du Monde.

Source: franceinfo