"Tout le monde pensait qu'on était complètement fou !"
ENTRETIEN - L’ancien président d’Adventure Line Productions n’a rien oublié de la naissance du célèbre jeu de France 2 à laquelle il a pris part avec Jacques Antoine.
Il y a 33 ans, «Fort Boyard» débarquait sur Antenne 2. Pour Denis Mermet c’est comme si c’était hier. L’ancien associé de Jacques Antoine et ancien président d’Adventure Line Productions, aujourd’hui à la retraite, a accepté de revenir sur la naissance du célèbre jeu estival qui malgré les années continue de faire les beaux jours de la première chaîne du service public.
À découvrir Consultez votre programme TV de ce soir
TV MAGAZINE. - Comment est né «Fort Boyard» ?
Denis MERMET. - On était un peu frustré de vendre à l’international uniquement le droit de format car les coûts de développement de ce genre d'émission n'étaient pas très élevés. La réflexion stratégique a été de se dire : « On va essayer de trouver un programme qui ne pourra se tourner qu'à un seul et même endroit dont nous aurons la disposition exclusive ». À cette époque, les gens jouaient à Donjons et Dragons, un jeu de rôles avec des dés. On les a filmés pendant des heures et des heures, on avait des kilomètres de bande-vidéo (rires). Une fois, on s'est aperçu qu'on avait attribué le rôle de la ravissante princesse à un gros monsieur mais l'imaginaire, ça ne donne pas grand-chose à l’écran. Donc on s'est dit qu'il nous fallait un vrai donjon, de vrais dragons, des personnages, des candidats, de vraies épreuves, de vraies aventures...
À lire aussi«Fort Boyard» : les secrets d'un monument de la télévision française
Qui a eu l’idée de l’édifice maritime ?
Jacques Antoine avait produit le pilote de «La Chasse au trésor» au fort Boyard donc il connaissait très bien le bâtiment et c'était un de ses rêves d’y refaire un jour quelque chose. Le site était du reste bien connu à ce moment-là parce qu'il avait eu le film Les Aventuriers de Robert Enrico. J'ai alors lancé un de nos collaborateurs pour savoir qui en était le propriétaire. Un dentiste belge l’avait acheté dans une vente des domaines mais n'en avait jamais rien fait parce que l'accès était quasiment impossible. On s'est donc mis en contact avec ce monsieur et on a décidé donc de lui acheter pour 1,6 million de francs [434.000 euros d'aujourd'hui, NDLR] puis on l’a cédé 1 franc symbolique au département de Charente-Maritime. En échange, le département assure la pérennité du bâtiment.
«Fort Boyard» en 2003. Arnal-Nebinger / ABACA
Vous souvenez-vous de votre première visite sur le fort ?
Ça a été assez hasardeux parce qu'on s'est retourné en zodiac. Il y avait juste un escalier en pierre qui descend dans la mer et surtout pas mal de courants.
Pourtant le plus dur restait à venir...
Pendant deux ans, avec une quinzaine de personnes, on a travaillé sur le concept. Comme le fort était encore quasiment inatteignable, on a construit des cellules dans des hangars aux environs de Paris. On a créé des épreuves, on les a testées, on a fait travailler des décorateurs. On a aussi étudié avec des ingénieurs spécialisés en travaux maritimes les accès, c'est la chose qui nous a posé le plus de problèmes. On a fini par acheter une plateforme. Ça a été également extrêmement compliqué sur le plan technique car il a fallu équiper le fort en eau et en électricité pour pouvoir accueillir plus de 120 personnes. On a donc amené quatre groupes électrogènes, il y a dans le fort une centrale électrique qui ressemble à une salle des machines d'un paquebot ! Enfin, il a fallu trouver des solutions pour entreposer les tigres, les serpents, les souris...
« On n'a pas dû dormir pendant deux mois » Denis Mermet, ancien associé de Jacques Antoine, à propos du premier tournage de «Fort Boyard»
À ce moment-là, aviez-vous la garantie qu’une chaîne vous suive ?
On n'avait aucune chaîne de télé, tout le monde pensait qu'on était complètement fou ! Pour convaincre les chaînes, on a produit un pilote tourné à fort Boyard. Mais surtout, on a construit quelques cellules en Angleterre et on a tourné une bande-annonce qu'on a présentée au MIPCOM. La bande démo, extrêmement vendeuse, a séduit Channel 4 qui a absolument voulu nous acheter le programme mais le fort n'était pas encore équipé. Donc la première saison de «Fort Boyard» s'est appelée en Angleterre «The Crystal Maze» et a été tournée en studios (rires). En fin de compte, ce n'est même pas la France qui a lancé «Fort Boyard» !
À lire aussi« Fort Boyard », victime de l'inflation galopante : «On s'est pris une claque !»
Aucune chaîne française n’était intéressée ?
On l'a présenté à TF1 avec qui on faisait déjà beaucoup de choses. Étienne Mougeotte [directeur d'antenne, NDR] nous a dit : «C'est de la folie votre truc, vous n'y arriverez jamais. Ça nous intéresse, mais seulement si vous le faites en studio». On lui a répondu qu’au contraire, l’idée c'est justement de faire venir le monde entier sur un décor dans lequel on a investi beaucoup d’argent. C'était quelque chose d'entièrement nouveau aussi bien sur le plan production que celui de conception. Ensuite, on est allé voir Antenne 2. Monique Trnka, directrice des programmes, n’y a cru qu'à moitié mais nous a dit : « Je veux bien tenter une année mais pas à un prix exorbitant ». Donc on a vendu à Antenne 2 l'émission à perte, sans aucun amortissement. C'était aux alentours de 600.000 francs (163.000 euros), un prix absolument ridicule.
Le fort Boyard vu du ciel. ANDBZ / ABACA
Combien aviez-vous investi ?
30 millions de francs (7,6 millions d'euros) mais c'était le prix à payer.
Ce qui nous a bien aidés c'est que parallèlement l'Allemagne, la Suède et la Hollande nous ont acheté une série de dix émissions… avant même le tournage français.
Quel souvenir avez-vous gardé du premier tournage ?
On n'a pas dû dormir pendant deux mois. À huit jours du tournage, on ne savait pas si tout fonctionnerait ou non. Une fois, j'étais avec Jacques, on était à la Pointe de la fumée à Fouras, on voyait le fort au loin et Jacques me dit : « Vous savez, Denis, si jamais ça ne fonctionne pas, on se mettra tous les deux là et on pariera avec les gens qu'il y a des tigres dans le fort ». Vous voyez le degré de folie dans lequel on était (rires). Et puis, miracle, quand on a commencé à faire venir les images, à tester toutes les prises, ça a fonctionné. Il y a eu quelques bugs, évidemment, mais ça a fonctionné.
À lire aussi«Fort Boyard» : les 10 questions que vous vous posez
Quel a été l’accueil des téléspectateurs ?
Le soir de la première, nous avons été largement battus par «Intervilles». Dans un magazine télé, qui était bouclé trois semaines à l'avance, il y a eu une interview d'Étienne Mougeotte et de Guy Lux disant : « Ce pauvre Jacques Antoine doit être dans un grand désespoir, on lui avait bien dit que c'était une folie, que ça ne marcherait jamais ». Sauf que, la deuxième soirée, on a largement battu «Intervilles» et la semaine suivante, au moment où cette interview passait, on les a complètement écrasés (rires). Ça nous a fait énormément plaisir !
« C'est dommage parce qu'on perd des éléments magiques pour des fausses bonnes raisons » Denis Mermet, ancien associé de Jacques Antoine, à propos du retrait des tigres dans «Fort Boyard»
TF1 a-t-elle essayé de récupérer «Fort Boyard» ?
J'ai eu une discussion avec Étienne et je lui ai dit : « Je ne transférerai jamais ce programme de France 2 sur TF1». D'abord parce que France 2 nous a fait confiance - même si on l’a payé cher - et ensuite parce que le taux d'audience de France 2 à l'époque était inférieur à celui de TF1, donc le programme était plus abrité sur France 2 que sur TF1.
Au bout de combien d’années, l’investissement a été rentable ?
On a construit un outil extrêmement coûteux mais cet outil permettait de fabriquer avec très peu d'argent des émissions en série. On a dû amortir au bout de trois-quatre ans. Dès la troisième année, cinq ou six pays venaient tourner à fort Boyard. C'était quand même risqué parce qu'à l'époque ça ne se faisait pas. Ça a été un investissement extrêmement rentable parce que ça fait plus de 30 ans que ça existe, c'est un cas unique.
Aujourd’hui, continuez-vous à regarder «Fort Boyard» ?
Je jette un œil de temps en temps. Je trouve que l’émission a perdu la pureté du début. On voit moins le fort, ce n'est plus qu'un décor. À l'époque, le fort était un personnage essentiel. De plus, aujourd’hui, les personnages sont un peu trop fictionnés.
Le fort Boyard et sa plateforme maritime en hivernage. XAVIER LEOTY / AFP
Que pensez-vous du retrait des tigres ?
C'est dommage aujourd'hui qu'ils soient virtuels au nom de je-ne-sais-quelle cause. Quand les tigresses arrivaient à fort Boyard, elles étaient folles de joie. Pour elles, c'était la colonie de vacances. Des associations écolos ont dit que ce sont des animaux sauvages mais ils ne sont pas plus sauvages qu'un chat domestique. C'est dommage parce qu'on perd des éléments magiques pour des fausses bonnes raisons.
À lire aussi«Fort Boyard» : tigres, serpents, araignées... L’incroyable logistique autour des animaux
Vous avez également produit «Koh-Lanta» pour TF1. Comment avez-vous réussi pour que le jeu ne se retrouve pas en face de «Fort Boyard» ?
Quand j'ai vendu à TF1 «Koh-Lanta» dix ans après «Fort Boyard», j'ai obtenu comme condition de TF1 qu'ils ne mettraient jamais «Koh-Lanta» le samedi soir face à «Fort Boyard». Patrick Le Lay m'avait dit : « La clause ne me plaît pas beaucoup mais je dois dire que vous défendez bien vos programmes ». Sans ça, le risque était trop grand.
Source: Le Figaro