" Faites méga attention " : l’AirTag, ce gadget d’Apple qui facilite le cyberharcèlement des femmes

June 15, 2023
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L’exemple type d’une technologie dévoyée. Crées par Apple en 2021 pour retrouver des objets perdus à l’aide de son téléphone, des petits traceurs connectés AirTags se retrouvent en 2023 au centre de plusieurs affaires françaises de cyberharcèlement. Des individus malveillants les utiliseraient non pour retrouver leurs clefs ou leur portefeuille mais pour surveiller, à leur insu, une ex-conjointe, leurs enfants ou des inconnues.

Présenté par Apple comme « l’accessoire tout trouvé pour tout retrouver », ce gadget high-tech de la taille d’une pièce de monnaie permet de suivre en temps réel la position géographique d’un objet auquel il est attaché, à l’aide d’une de l’application « localiser » à télécharger sur un iPhone. Vendu à partir de 39 € et offrant une autonomie de plus d’un an grâce à une pile standard, remplaçable, cet objet pratique représente néanmoins un vrai danger dans le cadre des cyberviolences conjugales.

Photographie d’une balise AirTag de la marque Apple. | LUKGEHR / PIXABAY Voir en plein écran Photographie d’une balise AirTag de la marque Apple. | LUKGEHR / PIXABAY

Un traceur souvent placé par un proche

« Faites méga attention avec les AirTags, on m’en a mis un dessus dans le 16e il y a quelques jours, et là c’est ma pote qui vient d’en retrouver un sur elle en rentrant de la salle de sport », a prévenu, lundi 12 juin 2023, une internaute sur son compte Twitter. Comme elle, plusieurs Françaises ont récemment témoigné sur les réseaux sociaux de mauvaises expériences avec ce traceur connecté, retrouvé le plus souvent dans leur sac ou leurs affaires personnelles.

Aux États-Unis, dès 2022, le média Vice avait déjà révélé l’existence de près de 150 rapports de police faisant état de plaintes liées à une utilisation sournoise de ces petites balises rondes. D’après ce site d’informations, une plainte sur trois proviendrait d’une femme qui a détecté ce traceur dans son entourage et toutes suspecteraient, dans un cas sur deux, un auteur précis, comme un ex-conjoint ou un mari jaloux.

« Petit et très discret », ce produit est « facile à faire glisser dans n’importe quelle poche », déplore Léa Bages, fondatrice de Égalité à la page, un cabinet de conseil chargé de prévenir les violences sexistes et sexuelles. En l’espèce, « C’est rarement un inconnu qui va vous’Airtaguer’mais souvent quelqu’un que vous connaissez et que vous côtoyez dans votre premier ou votre second cercle », poursuit-elle. À ses yeux, cette utilisation des AirTags relève d’une « violence » exercée le plus souvent « dans un cadre familial ou intra-familial ».

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L’illustration d’une cyberviolence

En la matière, « les cyberviolences font partie des violences conjugales », rappelle de son côté la responsable de l’observatoire des violences faites aux femmes, Iman Karzabi, au sein du centre Hubertine-Auclert, un organisme francilien engagé pour l’égalité femmes-hommes. L’experte détaille ainsi, étude à l’appui, que « 9 femmes victimes de violences conjugales sur dix subissent des cyberviolences », dont la « cybersurveillance » apparaît comme l’une des formes la plus « fréquente ».

« Dans 63 % des cas, les victimes de cyberviolences connaissent l’auteur des violences », souligne par ailleurs une étude Ipsos conduite en novembre 2021 pour le compte de l’association Féministes contre le cyberharcèlement et sur un panel de 1 008 Français âgés de 18 ans ou plus.

Pour les auteurs de violences conjugales, le recours à des cyberviolences est « très pratique » pour continuer à « surveiller, intimider et maintenir une emprise sur une partenaire après une séparation », ajoute de son côté Laure Salmona, co-fondatrice et trésorière de l’association Féministes contre le cyberharcèlement. Dans le cas de violences conjugales, l’AirTag peut ainsi permettre « à un conjoint ou ex-conjoint violent de savoir en permanence où est la personne suivie, donc de possiblement la rencontrer même s’il n’a plus le droit de s’en approcher ». Dans un cadre de violences tout court, il permet également de récupérer l’adresse de la personne visée, tout cela sans son consentement.

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Apple tente de désamorcer la polémique

« Des technologies ont toujours été détournées et c’est à Apple qu’il revient de trouver de solutions pour court-circuiter cette utilisation malveillante », estime à ce sujet Laure Salmona. Désireux de désamorcer toute polémique, le géant américain précise désormais sur son site que « si l’AirTag d’une autre personne se retrouve dans vos affaires, votre iPhone le détecte et vous en informe. Au bout d’un moment, si vous ne l’avez toujours pas trouvé, cet AirTag commence à sonner pour vous avertir de sa présence ». Depuis février 2022, un message de sensibilisation à son usage détourné apparaît également lors de son activation.

Toutefois, faute d’accord entre Apple et Google, les utilisateurs d’un smartphone Android ne reçoivent à ce jour toujours aucune notification s’ils sont suivis par un AirTag espion. Certains sites de revente proposent également des AirTags sans haut-parleur et il est toujours possible de désactiver manuellement ce dernier. De nombreuses failles persistent donc à ce jour alors même qu’Apple affirme sur son site que « personne ne peut vous suivre à votre insu » avec un AirTag.

« Cette idée que la dangerosité d’un outil dépend uniquement de l’usage qu’on en fait date bien d’avant le monde numérique », rappelle Mathilde Saliou, autrice et journaliste spécialisée sur ces questions numériques, quelque peu critique à l’égard de ce « mythe » persistant. D’après elle, de nombreux matériels et logiciels dans le secteur de la Tech sont pensés par leurs constructeurs comme étant « universels ». Or « Il y a certains outils ou designs que l’on aurait probablement conçus autrement si l’on avait pris en compte plus tôt les besoins et usages de la population dans toute sa diversité ». Cela aurait permis de limiter ces « effets pervers ».

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Des technologies majoritairement conçues par des hommes

« Toutes ces technologies sont en majorité conçues et testées par des hommes et ne sont donc pas forcément adaptées aux expériences que peuvent vivre les femmes qui sont, malheureusement, souvent victimes de violences sexistes et sexuelles et de violences conjugales », constate Laure Salmona, qui regrette que la part de femmes travaillant dans la Sillicon Valley, à des postes d’ingénieure, soit aujourd’hui « très faible ».

En effet, la proportion de femmes travaillant aux États-Unis dans le secteur des technologies de l’information (IT) était plus faible ces dernières années (32 %) qu’en 1984 (35 %), rapporte une enquête menée en 2019 par l’entreprise Accenture en collaboration avec l’association Girls who code. À titre de comparaison, la Pomme américaine qui promeut un « leadership plus inclusif », recensait 34,8 % de femmes salariées sur ses 165 000 employés répartis à travers le monde en 2021.

« Il y a un vrai travail d’inclusion à faire » pour remédier à ces problématiques, insiste Laure Salmona, en invitant les entreprises à « faire en sorte qu’il y ait davantage de points de vues et d’expériences différentes au sein des équipes de Research & development [Recherches et Développement] ». « Il faut aussi lutter contre les stéréotypes sexistes qui sont véhiculés dans la société et qui empêchent les femmes de s’orienter dans les filières technologiques ou informatiques », ajoute l’experte, qui espère sur ce point « une vraie prise de conscience ».

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De l’importance d’aller déposer plainte

« Si vous en découvrez un placé sur vous, ne le jetez pas, n’enlevez pas la pile [car l’AirTag transmet la dernière position enregistrée]. Si vous êtes chez vous, sortez rapidement et allez déposer plainte. L’infraction est celle de l’article 226-1 du Code pénal. Il est possible de remonter jusqu’au propriétaire », fait savoir sur Twitter, le doctorant en droit privé et cybercriminalité Matthieu Audibert, également officier de gendarmerie.

Au-delà des AirTags, « il y a surtout plein de femmes qui ne savent pas que des logiciels espions sont installés dans leur téléphone », alerte Laure Salmona, qui tient enfin à rappeler qu’en matière de cybersurveillance, « le monde numérique n’est pas disjoint du monde réel » et que « les actes les plus fréquents ne se font pas à leur insu mais de manière imposée ». À travers des appels en visioconférence pour vérifier la localisation de sa partenaire ou en exigeant tous ses mots de passe, notamment.

Pour rappel, un dispositif d’écoute des victimes de harcèlement en ligne et de violences numérique existe : le 3018. Ce numéro gratuit, anonyme et confidentiel est accessible de 9 h à 23 h, 7 jours sur 7, toute l’année.

Source: Ouest-France