Port du voile : le sport rattrapé par la question de la " neutralité "

June 25, 2023
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Près de vingt ans après la loi de 2004 prohibant le port de signes religieux ostensibles à l’école, c’est au monde sportif d’être confronté au dilemme du voile musulman. Le Conseil d’État examine, ce lundi 26 juin, un recours de footballeuses voilées réunies dans le collectif des Hijabeuses contre le règlement de la Fédération française de football (FFF), dont l’article 1er interdit notamment les tenues ou accessoires religieux.

À la différence de l’école, service public et symbole du creuset républicain, les fédérations sportives sont des organismes privés. Elles sont certes délégataires d’une mission de service public, mais le principe de laïcité ne peut être invoqué, comme en 2004, pour restreindre la liberté d’expression des simples usagers.

Le principe de neutralité en question

Le chemin juridique qu’empruntera le juge administratif, qu’il valide ou sanctionne l’interdiction de la FFF, est à cet égard très attendu. L’enjeu est notamment de déterminer si une instance peut user de son pouvoir réglementaire pour poser un principe de « neutralité », comme le fait la FFF en se référant aux valeurs du sport.

En attendant la décision du Conseil d’État, c’est bien la revanche du match de l’école qui se joue aujourd’hui dans les stades et gymnases, où la situation s’est tendue depuis une décennie. En 2012, sous la pression notamment de certains pays arabo-musulmans, les instances internationales du football ont décidé d’autoriser le port du voile.

La FFF entre en résistance et renforce sa vigilance dans le contexte des attaques terroristes en France. Jusqu’aux attentats de 2015, « le fait religieux et la radicalisation étaient des sujets tabous qui n’étaient pas ou peu abordés », reconnaissait Pierre Guibert, membre du bureau exécutif de la FFF auditionné au Sénat, en 2020. La fédération a précisé son règlement en 2016 et a interdit spécifiquement les signes « manifestant ostensiblement une appartenance politique, philosophique, religieuse ou syndicale ».

Depuis, les tentatives de contournement ou de contestation du règlement n’ont fait qu’augmenter. « On nous signale de plus en plus de cas, mais il y a encore une forte sous-déclaration car les situations peuvent être très tendues », observe Éric Borghini, membre du comité exécutif de la FFF. Rapportés aux 2 millions de licenciés, les incidents restent marginaux. Mais la pression monte dans les villes populaires.

Le quotidien Le Parisien revenait récemment sur plusieurs épisodes de matchs perturbés ou annulés. L’enquête pointait le laxisme de certains responsables de club ou de district (l’instance départementale de la fédération) qui obligent les arbitres à intervenir lors des rencontres et à prendre des risques.

Malaise chez les arbitres

L’un d’eux nous confirme, sous le couvert de l’anonymat, un malaise qui s’installe. « Nombre de mes confrères hésitent à faire appliquer le règlement pour ne pas provoquer d’incident. C’est surtout le cas quand ils ne se sentent pas soutenus par le district », explique notre interlocuteur, qui vise en particulier le cas de la Seine-Saint-Denis. Le 18 juin, deux rencontres de finales de coupe de district féminine ont été annulées en Seine-et-Marne et dans le Val-de-Marne en raison du refus de joueuses de jouer tête nue.

Le sociologue Médéric Chapitaux pointe l’influence de clubs communautaires mais aussi les tensions liées aux demandes des familles. « La règle n’est pas appliquée car les clubs ne peuvent pas se permettre de perdre des cotisations alors que les subventions sont souvent en baisse », analyse-t-il.

L’émancipation par le sport est l’argument que mettent en avant les Hijabeuses et ceux qui, dans le monde sportif, s’opposent à l’interdiction. La mesure s’avère selon eux discriminatoire puisqu’elle ne touche en réalité que les seules musulmanes. Malgré un récent rappel à l’ordre du tout nouveau président de la FFF, Philippe Diallo, certains responsables de district – qui sont élus par les clubs – refusent donc de suivre les instances nationales.

Une situation que déplore Médéric Chapitaux. « Si on n’est pas fermes, on va perdre une énergie folle. Après le voile, ce seront des revendications pour des vêtements couvrant tout le corps ou bien des garçons qui ne voudront plus jouer en short. Si les Hijabeuses gagnent, il y aura un effet domino dans les autres sports », anticipe-t-il.

La Fédération française de basket-ball (FFBB), qui interdit elle aussi les signes religieux, fait face à des tensions, comme l’a prouvé l’expulsion d’une joueuse d’Aubervilliers (Seine-Saint-Denis) évoluant en championnat de France (National 3) en janvier.

Également auditionné au Sénat en 2020, Jean-Pierre Siutat, élu depuis président de la FFBB, dressait alors un tableau sombre pour ce sport très présent dans les quartiers. Il évoquait les rencontres entre petits clubs amateurs, sans arbitrage officiel : « L’équipe receveuse demande à l’équipe visiteuse si elle accepte que les joueuses soient voilées, et l’équipe visiteuse ne répond rien car elle a peur de se faire molester ou caillasser. »

Les adolescentes quittent les clubs

Jean-Pierre Siutat mentionnait aussi ces joueuses qui arrêtent le sport à l’adolescence sous l’influence de leurs parents. « Les jeunes filles disparaissent des clubs d’Île-de-France », la région qui affiche le plus faible taux de féminisation de France. « L’exclusion est une sorte de facilité et nous devons trouver une solution à ce problème », admettait le cadre de la FFBB qui, comme les autres, a développé des dispositifs de formation et de pédagogie.

Le Conseil d’État est appelé à trancher dans un contexte politique qui lui aussi rappelle la situation de 2004. Comme à l’époque, la droite parlementaire tente depuis des années d’introduire une législation prohibitive. Lors de la loi séparatisme de 2021 puis de celle sur la démocratisation du sport de 2022, Les Républicains ont essayé, en vain, de faire voter des amendements visant à étendre la loi sur l’école aux compétitions sportives.

3 449 contrôles en 2022

Cette mesure reviendrait à restreindre la liberté d’expression religieuse. Elle créerait – hors le cas particulier du cadre scolaire – un précédent très fragile juridiquement au regard de la protection des libertés fondamentales. « La laïcité implique la neutralité de l’État mais jamais elle n’a imposé celle des individus », rappelle ainsi la juriste Stéphanie Hennette-Vauchez.

Face aux assauts de la droite, la majorité présidentielle met en avant la fermeté des pouvoirs publics vis-à-vis d’éventuelles dérives communautaires. S’il appartient à chaque fédération d’édicter son règlement, le gouvernement s’appuie sur la loi séparatisme pour renforcer le contrôle des clubs et instances.

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Selon les chiffres du ministère des sports transmis à La Croix, 3 449 contrôles d’établissements d’activités physiques et sportives (EAPS) ont été réalisés en 2022, dont 27 ont donné lieu à « une contre-mesure face à des signaux faibles de séparatisme ». Ils peuvent concerner des cas de «radicalisation à caractère terroriste » ou des faits d’atteinte à la laïcité : organisation de prières dans les vestiaires ou prosélytisme.

Si le Conseil d’État donne raison à la FFF, le gouvernement resté pour l’instant discret pourrait exiger davantage de fermeté de la part de toutes les fédérations sportives.

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Une neutralité à géométrie variable

Pour les clubs sportifs privés, la liberté d’expression est la règle aussi bien pour les salariés (avec des limites possibles mais encadrées par le code du travail) que pour les usagers.

Les clubs et associations sportives qui sont agréés ou qui reçoivent des subventions publiques doivent signer le contrat d’engagement républicain instauré par la loi séparatisme de 2021. Ils ne sont pas tenus d’imposer une neutralité mais doivent s’abstenir de tout prosélytisme et protéger la liberté de conscience.

Les 119 fédérations agréées, dont 84 qui reçoivent une délégation du ministère des sports, ont un statut différent. Elles adoptent des règlements qui pour certains, comme pour le football et le basket, fixent un principe de neutralité aux licenciés. Les salariés sont, eux, soumis au devoir de neutralité des fonctionnaires.

Source: La Croix